Monrose ou le Libertin par fatalité/II/30

Lécrivain et Briard (p. 172-179).
Deuxième partie, chapitre XXX


CHAPITRE XXX

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN


« Cette triste aventure, dis-je à Carvel, aura porté bonheur à ce certain Monrose, contre lequel je t’ai vu si courroucé. Ta détention lui aura donné de la marge. Il eût été bien adroit à lui d’en profiter pour sortir de Paris. — Sans doute ; mais s’il ne l’a pas fait, il n’en aura plus le temps, car tout à l’heure, tenant, dans la couche d’Armande, mon lit de justice, j’ai réglé toutes choses en déjeunant avec elle, Saint-Lubin et le docteur Béatin. — Quel est ce dernier ? ai-je demandé. — Un bon vivant de sorboniste, qui demeure au troisième étage de la maison où j’ai eu cette diable d’aventure. Il est terriblement luxurieux, intrigant et vindicatif ; à cela près, c’est le meilleur homme du monde. Il fait quelque bien à une jolie marchande de tabac qui tient le rez-de-chaussée et que Saint-Lubin a aussi, mais gratis. Celle-ci nous partage tous avec Armande, sans s’en douter. »

« — Fort bien, dis-je, interrompant à la fois et Monrose et Lebrun : il y a pourtant là, mon cher neveu, de quoi vous consoler ; vous voyez que la conquête du valet n’est pas plus fidèle que celles du maître : poursuivez.

« — J’enrageais, continua Lebrun, d’apprendre avec quels estafiers je partageais ma succulente regrattière. Je n’avais pas besoin de cet aiguillon, M. le chevalier, pour être dévoué plus vivement encore à votre cause : elle devenait la mienne ; je jurai dans ma barbe de pulvériser toute la clique ; mais la face des choses allait changer subitement.

« Le jour suivant, entrant comme à mon ordinaire chez notre brunette, j’y trouvai mons Saint-Lubin ; nous ne fûmes charmés ni l’un ni l’autre de cette rencontre. Pourtant il fallut que tous deux nous fissions bonne contenance. « Ah ! c’est toi, mon cher Lebrun ? » dit alors d’un ton aisé qui me choqua le calotin, familier à ce point pour la première fois. J’allais lui rendre la pareille, quand il ajouta brusquement en s’adressant à la marchande : « Souffrez, mignonne, que je vous présente le valet de chambre du meilleur de mes amis. — Quoi ! monsieur est valet de chambre ! » répliqua presque avec mépris la petite sotte, qui se mettait en devoir de mesurer du tabac, comme pour faire entendre à Saint-Lubin que je ne pouvais venir chez elle qu’en qualité d’acheteur. « Pour ça ! comme on est dupe ! Monsieur était venu quelquefois céans ; je l’avais toujours pris pour un homme comme il faut ! » Outré, je ripostai : « Ajoutez comme il vous le fallait, coquine ! d’ailleurs un peu plus comme il faut, je m’en flatte, que ce petit drôle, qui vous a gratis, et le sorboniste du troisième étage, qui vous fait quelque bien ! Demandez ce que cela veut dire à votre brochant-sur-le-tout, M. Carvel ! »

« Toutes les vitres ainsi cassées, je laisse mes personnages abasourdis, pétrifiés ; je prévois bien que dès le même soir peut-être j’aurai sur les bras le bretailleur Carvel. Je rentre donc pour prendre une canne à épée comme la sienne et des pistolets. Comme je souhaitais que l’infaillible démêlé ne languît pas, je vais battre l’estrade. Le boulevard était, à cause de ses spectacles et de sa dissolution, l’ordinaire élysée de mon agréable débauché. Je m’y tiens à poste fixe. En effet, je le rencontre près du Pont-aux-Choux, quelques minutes après dix heures. « Je gage, M. Lebrun, que nous nous cherchons ? dit-il, enfonçant son chapeau. — En voici la preuve ! » Je dégaine ; il en fait autant. À peine nous sommes-nous portés les premiers coups, sans nous blesser, que quelqu’un, arrivé par derrière et faisant tomber mon chapeau, me coiffe d’un cône de carton qui s’enfonce jusqu’aux épaules et me prive de la vue. Heureusement j’ai la présence d’esprit de me jeter de côté. Une botte de longueur qu’on me portait me manque et perce le traître qui jouait à me faire assassiner. À son cri, Carvel se trouble, veut fuir ; je le poursuis, je l’atteins : c’en était fait de sa vie, si ma lame, trop délicate, que je voulais lui plonger dans les reins, ne volait pas en éclats, ayant rencontré quelque chose de dur dont le scélérat s’était fortifié. Cependant je lui saute au corps, je le désarme, et de la noueuse épine qui servait ci-devant de fourreau je frappe à coups redoublés sur le haut du chef, sur le visage, sur les jambes ; le malheureux, moulu, non pourtant fracassé, tombe ; je l’abandonne, pour tâcher de retrouver et reconnaître son perfide adjoint ; mais celui-ci n’est plus à la place du combat ; je marche pendant quelques instants à la piste d’une trace de sang que me fait découvrir la clarté d’un réverbère ; en même temps, mon pied pousse quelque chose qui reluit, c’est une montre ; je la ramasse. De retour au logis, je l’examine : au fond de la boîte est gravé le nom de Béatin ! »

« J’allais, ma chère comtesse, mettre au jour quelques réflexions sur cette odieuse aventure, mais Lebrun ne me le permit pas. « Encore un moment, dit-il, j’aurai bientôt fini. »

« Je ne pouvais plus douter, ni de la rage de Carvel, ni celle de l’infâme prêtre son ami. Je vais au Marais, y rôder seulement au hasard, car je n’ai plus le droit, ou plutôt je n’ai pas la cruauté d’entrer chez mon impertinente catin de regrattière. Mais le hasard me sert encore, tant il est vrai que le crime ne peut, comme il ne doit jamais prospérer.

« Je vois sortir de l’allée un jeune chirurgien du quartier, que j’avais vu quelquefois venir acheter du tabac au bureau. Je me persuade que cet homme sort de chez Béatin, et je l’accoste. À l’air étonné, au froid dédaigneux et sévère dont on répond à mon abord amical, je suis sûr à l’instant d’avoir deviné juste, et qu’on est prévenu contre moi. « — Quoi donc ! M. Bistouret, lui dis-je, et vous aussi, vous me boudez ! — Je ne crois pas, monsieur, me réplique-t-il sèchement, que vous soyez dans le cas de me juger aujourd’hui par comparaison… Nous n’avons jamais été ensemble sur le pied de la familiarité, et je n’ai rien à démêler avec vous ; serviteur ! — Un moment, j’ai quelque chose à vous dire, moi. N’avez-vous pas un malade au troisième étage de cette maison ? — Eh bien ! oui, monsieur. Puisque vous avez l’impudence de m’en parler le premier, je vous avoue que je viens de panser là-haut cet honnête ecclésiastique que vous avez assassiné. — M. Bistouret ! mesurez, s’il vous plaît, vos expressions ! — Mon Dieu, monsieur, on sait tout ; heureusement pour vous, un inépuisable fonds de religion et d’amour du prochain distinguent M. Béatin ; rendez grâces à ces vertus, de ce qu’il ne vous a pas dénoncé à la justice, ainsi que votre freluquet de maître, dont il est bien lâche à vous de servir les passions d’une manière aussi criminelle. (Je bouillais de rage.) — Comment, monsieur ! les scélérats osent encore… — C’est assez !… Ne me faites pas perdre un temps précieux que je dois tout à mes malades. — Un mot, un mot, de grâce, M. Bistouret ! »

« Je l’entraîne Au Panier-Fleuri ; je fais venir à goûter avec une bouteille de la drogue qu’on y vend sous le nom de vin de Bourgogne. Ma politesse apprivoise un peu le farouche frater, qui, déjà moins scrupuleux, est prêt à choquer le verre avec un lâche assassin. À table, je lui raconte les choses comme elles sont arrivées ; il a la bonté de m’écouter : il doute… Je l’intéresse, je le persuade ; il paraît enfin non moins touché qu’interdit de la nouvelle face des objets. Il se récrie contre le crime et la noire perfidie du Béatin, du Carvel et d’une clique qui s’est, dit-il, rassemblée le matin même chez le blessé pour délibérer sur les mesures à prendre contre le maître et le domestique, de la part desquels on va désormais avoir tout à craindre.

« Bref, M. Bistouret, à qui mes confidences viennent de donner la clef d’une infinité de détails ci-devant obscurs pour lui, m’explique si bien ce qu’il a saisi des propos agités qui se tenaient dans une chambre voisine tandis qu’il mettait l’appareil, que nous concevons qu’une bande de marauds, qui paraît avoir tout à redouter de l’œil de la police, s’est décidée à monter un coup (le mot avait été articulé) pour se délivrer avec sûreté de deux ennemis si redoutables. J’apprends encore que la blessure du Béatin est profonde, à l’aine, et peut devenir dangereuse ; que Carvel abîmé, qui boite, qui a le nez mutilé et conservera de déshonorantes cicatrices, n’avait qu’un cri : « À la mort ! » contre le maître et le valet ; que Saint-Lubin n’opinait que pour de cuisants repentirs, mais qu’il avait été seul de cet avis ; que d’autres conseillers, sans passion, souhaitaient qu’il y eût quelque butin à faire, pour compenser les douceurs de la vengeance dont ils ne devaient point jouir dans cette expédition scabreuse. « Arrangez-vous d’après cela, messieurs, dit Bistouret, achevant de vider la seconde bouteille ; et sur ce, je vole au secours de mes malades. »