Monrose ou le Libertin par fatalité/II/28

Lécrivain et Briard (p. 159-165).
Deuxième partie, chapitre XXVIII


CHAPITRE XXVIII

PETIT ACCROC. BONNE CONDUITE DE LEBRUN


À l’embarras de Monrose parlant pour Lebrun, je compris fort bien qu’ici serait venue quelque note peu flatteuse pour Sylvina et moi, s’il ne s’était interrompu par délicatesse. « Courage ! lui dis-je ; vous devez bien penser, mon ami, que je suis fort au-dessus des atteintes qu’aurait l’intention de me porter un Carvel ! » Le pauvre conteur était au désespoir d’être arrivé toujours courant sur le bord d’un fossé difficile à franchir. Il le fit cependant avec adresse, et j’en fus quitte pour entrevoir que mons Carvel avait donné très-littéralement à Lebrun la tante et la nièce pour… ce qu’il faut avouer qu’alors elles étaient en effet.

Écoutons, cher lecteur, la suite du récit de l’adroit et prudent valet de chambre.

« — Comment t’y prendras-tu, dis-je à Carvel, pour nuire à quelqu’un avec qui tu me parais n’avoir, quant à présent, aucune relation, et qui, de ton propre aveu, peut fort bien ne point donner de prise sur lui par sa conduite ? — Quant aux relations, dit-il, on en a facilement avec les gens à qui l’on cherche querelle. Je m’entends assez bien, comme tu sais, à me servir de ceci (une longue lame qu’il tira de sa canne). Il n’est pas à supposer que ce monsieur Monrose, quoique pimpant et décoré, n’aille parfois au jeu : on a vu du moins qu’il peut aller chez les femmes. Enfin on le joindra quelque part. Ne peut-on pas se rencontrer, se coudoyer[1] ? On se fâche !… En un mot, on a mille moyens, ne fût-ce que celui d’entraîner l’homme auquel on en veut, dans quelque pas-de-clerc, ce qui est bien plus amusant ; car après lui avoir fait essuyer mille dégoûts préalables, on a le plaisir de le déshonorer, tandis que, par l’autre chemin, il y a le risque des hasards et de la résistance. » Tant de scélératesse faillit de me faire éclater, mais heureusement je me contraignis. « Parbleu ! Carvel, lui dis-je affectant la gaîté d’un homme à qui les vapeurs du vin commenceraient d’agiter le cerveau, je vois que tu es toujours un compère ! Je serais enchanté de savoir, dans le temps, la suite de cette intrigue. — Pourquoi pas ! il ne tiendra même qu’à toi d’y prendre un petit rôle… » Je voulais enivrer mon homme, afin d’avoir occasion de le reconduire et de connaître ainsi sa demeure, sur laquelle, interrogé plusieurs fois, il m’avait paru vouloir garder le secret ; mais je ne vins point à bout de le lui arracher : le drôle buvait mieux que moi.

« Vers onze heures, il fut le premier à rompre la séance, disant qu’il avait rendez-vous fort loin d’où nous étions, pour minuit, avec l’abbé de Saint-Lubin… — Saint-Lubin ! — Oui, monsieur, votre ci-devant très-cher abbé : vous saurez tout… — Tu ne m’as jamais averti… — Patience : ils avaient, dis-je, rendez-vous ensemble chez une sœur, pour un coup où lui, Carvel, devait jouer le frère terrible. Je payai la dépense, il fit avancer un fiacre. Vous savez bien, monsieur, que dans ce temps-là, quand vous reconduisiez une de ces dames, vous ne rentriez guère avant trois ou quatre heures du matin ? Voyant que j’avais du loisir, dès que le fiacre eut roulé vingt pas, je vins m’asseoir sans bruit derrière ; ainsi charrié, j’eus la patience de me laisser cahoter et crotter jusqu’au fond du Marais. — Du Marais ? — Du Marais, monsieur. — N’était-ce pas…… — Monsieur, patience. Lorsque, la voiture commençant à raser les murailles, je compris qu’on allait s’arrêter, je descendis lestement. L’auvent d’une boutique me mit à l’ombre. D’ailleurs, à travers une longue contestation pour le paiement, les disputants ne savaient guère s’il y avait là quelqu’un pour les écouter… J’eus le temps de bien observer la maison et le voisinage. Quand le phaéton se fut amplement dédommagé, en invectives, de l’injustice qu’il prétendait lui avoir été faite par le chaland, à qui les grosses épithètes n’étaient point épargnées, je parus et réconfortai le jureur, qui fut enchanté de trouver un retour d’autant plus heureux, que je le ramenais, dit-il, aux environs de sa demeure.

« Je refermais après moi notre porte de derrière, par laquelle j’étais rentré, quand le fiacre, frappant vivement, me cria : « Notre maître ! eh ! notre maître ! votre pistolet donc que vous avez oublié ? — Je n’en avais point, mon ami. — Si fait : tenez, le voici… (Je ne voulus pas rouvrir.) — Il n’est point à moi, te dis-je ; bonsoir !… — Mais pourtant, mon capitaine, il ne peut-être qu’à vous : il était sur le coussin de devant de ma voiture. » Je ne répondis plus et m’éloignai. Le pauvre diable, bien plus content de moi que de mon prédécesseur, m’aurait volontiers fait présent du pistolet, qui sans doute avait été oublié par Carvel, et qu’il regrettait d’être obligé de rendre à une aussi mauvaise pratique. « Que Lucifer confonde le faraud ! entendis-je de mon entresol ; ne voilà-t-il pas qu’il me faudra perdre encore mon temps demain à faire mon rapport chez notre inspecteur ! » Les jurements allaient grand train ; je les entendis aussi longtemps que le roulement fuyant du carrosse.

« Le lendemain je ne manquai pas d’aller prendre langue au Marais. Un bureau de tabac occupait par bonheur le rez-de-chaussée de la maison dont j’avais dessein de m’informer. J’entrai : la débitante était jolie. Après avoir fait remplir ma boîte d’un tabac que je soutenais être le meilleur de Paris et le seul dont je voulusse user désormais, il ne me fut pas difficile de faire causer la petite brune. Je fus instruit autant qu’il me le fallait.

« De fort honnêtes bourgeois et un digne ecclésiastique occupaient les différents étages de la maison, mais l’allée était commune avec un ménage suspect, habitant au fond de la cour, et cette même nuit il y avait eu on ne savait quelle scène, mais par le cul-de-sac on avait enlevé quelqu’un, et le matin, à la pointe du jour, une sentinelle du guet gardait encore la principale entrée. — Quelle était la composition de ce ménage orageux ? — Un monsieur, toujours en sec habit noir, portant fidèlement une épée, et sa fille, assez jolie personne, dont il semblerait qu’on ne devrait dire que du bien. Cependant, cette bicoque, détachée du reste du logis, était fréquentée par des gens de la plus mauvaise mine. C’était au surplus la veille, pour la première fois, qu’il y avait eu du trouble : on n’en savait pas davantage. Tant de complaisance à satisfaire ma curiosité, méritait bien qu’en retour je caressasse un peu l’amour-propre de la petite femme. Je hasardai quelques fleurettes ; elles prirent à m’en étonner. Ma foi ! monsieur, moitié politique pour vos intérêts, moitié fantaisie pour la jolie marchande, l’idée me vint de donner de la suite à cette heureuse connaissance. Les chalands allaient, venaient, étaient servis, et dès que nous restions seuls, on m’écoutait avec faveur. J’exprimai vivement le désir de faire une tendre cour ; après quelques lieux communs indispensables, on consentit à toucher dans ma main… « Eh bien ! nous verrons ça[2] ! » confirma l’heureux présage d’une faveur prochaine. »


  1. Ceux qui se sont fortement persuadés que la sublime révolution était modelée depuis longtemps, et qu’on n’a fait que la couler en 89, se prévaudront de cette audace anticipée qui égare ici le roturier Carvel jusqu’au point de penser qu’un gentilhomme daignera mesurer avec lui son épée. Ne semble-t-il pas que ce populaire Carvel aurait eu dès lors quelque soupçon de la future égalité ! (Note de l’éditeur.)
  2. Dès qu’une bourgeoise de Paris a dit : « Nous verrons ça ! » l’on peut être sûr qu’elle verra tout, qu’elle montrera tout. Le mot vaut un serment. Et l’on dira qu’il n’y a plus de bonne foi dans cette illustre capitale !