Monrose ou le Libertin par fatalité/II/25

Lécrivain et Briard (p. 137-144).
Deuxième partie, chapitre XXV


CHAPITRE XXV

TROP GRATTER CUIT. D’UNE JEUNE
PHILOSOPHE


« Coup sur coup, poursuivit Monrose, j’étais assailli de billets de la part d’une multitude de femmes chez lesquelles je n’allais plus. Les unes, prétendant avoir les choses du monde les plus intéressantes à me dire, me priaient, me sommaient de me rendre chez elles incontinent. D’autres, qui m’avaient paru d’abord d’un désintéressement admirable et surtout bien flatteur pour mon amour-propre, me demandaient des secours, quelquefois avec bassesse, quelquefois avec importunité. Certaines aussi m’écrivaient d’un ton d’autant plus humiliant pour moi, que je démêlais à travers leurs reproches le dessein de m’accuser de les avoir escroquées. J’étais tour à tour ennuyé de tant de correspondances, excédé ou furieux. À bon compte, je vidais mes poches, ayant à cœur de réfuter d’injurieuses présomptions. Comparaître, c’est ce que je ne faisais jamais. Le voile de l’illusion était arraché ; toute cette séquelle brouillonne, avide, autant que libertine, ne m’inspirait plus que de la crainte et du dégoût, quant au moral ; quant au physique, je redoutais de véritables attraits auxquels j’aurais eu peut-être encore la faiblesse de devenir trop sensible : on ne me voyait plus.

« Je ne doutais nullement que l’enrageant Saint-Lubin ne fût derrière le rideau. C’était à lui presque exclusivement que je devais toutes ces mauvaises connaissances. Une d’elles surtout m’alarma bientôt véritablement. C’était la fille d’un soi-disant gentilhomme vivant obscurément dans un petit coin du Marais, et chez qui Saint-Lubin m’avait fait entrer, comme par hasard, au retour d’une promenade.

« Cette fille avait bien quelque beauté réelle, mais surtout beaucoup de physionomie, une jolie taille, de l’esprit et la plus piquante originalité. Fort satisfaits l’un et l’autre de ma première visite, la convention que nous fîmes pour une seconde était un véritable rendez-vous. Je trouvai cette fois-là ma jeune personne absolument seule dans un jardin potager assez vaste dont elle avait l’air de prendre soin. En ma faveur, elle quitta le chapeau de paille à la Jeannette[1] et le fertilisant arrosoir ; nous allâmes occuper, à cent pas du pavillon paternel, un petit cabinet, à la vérité garni d’un lit de repos assez commode, mais auquel d’ailleurs quatre chaises de jardin, une simple table et plusieurs sentences peintes avec quelques enjolivements sur les murs, donnaient l’air d’un manoir purement philosophique.

« — Chevalier, me dit la jeune personne, ce n’est pas tout à fait par hasard que nous sommes ici : l’heure, le lieu, notre tête-à-tête, qu’aucun contretemps ne troublera, tout cela est l’effet d’une combinaison dont je vais vous expliquer les motifs avec une franchise que vous n’aurez assurément rencontrée chez aucune femme. Quoique jeune (elle paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans), je pense déjà depuis quelques années. Je n’aurai point de fortune, j’aime la liberté, je ne serai donc jamais mariée. Je connais de l’amour ce qu’en ont dit sur tous les tons les romanciers et les poëtes ; il est facile de croire à ses malheurs : je les ai reconnus, tels que ces gens-là nous les peignent, à mille aventures arrivées sous mes yeux ; ce qu’ils disent de son bonheur m’a paru bien moins vraisemblable. On voit partout des jaloux, des bourrus, des inconstants, des perfides ; on ne voit nulle part ces hommes charmants, si bien faits, si tendres, si discrets ; et l’on ne cite pas une seule de ces unions si fortunées qui, liant les charmes de la figure et les perfections de l’âme par une chaîne de plaisirs, sont inaccessibles aux injures de l’habitude, de la monotonie des jouissances et de la corruption du siècle. Mais j’ai deviné que ce dont les vers et les romans honnêtes ne parlent point, devait être le vrai secret de cette passion tour à tour délicieuse ou funeste, et que c’était absolument ce secret qu’il s’agissait de connaître pour savoir à quoi s’en tenir. Croit-on voir un spectre affreux ? il n’est besoin que de courir à l’objet pour se convaincre qu’une cause très-simple opère l’épouvantable prodige. On admirerait moins un tour de quelque fameux escamoteur, si l’on avait la très-naturelle clef du miracle qu’il opère. Dans ces principes, chevalier, je me suis dit : « C’est à la simple cause, c’est à la clef naturelle qu’il me faut recourir pour savoir enfin ce que c’est que cet amour qui trouble les têtes, qui martyrise les cœurs, qui promet tant et tient si peu, dont la moisson, en un mot, ne vaut pas les frais et les travaux de la culture. » Le hasard vous offrit à ma vue il y a quelques mois : « Voilà, me dis-je, l’une des réalités de ces romans auxquels je regrette qu’on ne puisse ajouter foi. » Je cherchai les occasions de vous revoir, mais vous aviez disparu. Une nouvelle faveur du sort me fit vous retrouver pendant le carnaval. Chacune des trois fois que j’ai vu le bal de l’Opéra, je vous ai vu aussi, toujours plus agréable à mes yeux, mais si couru, si fêté, que je me suis imaginé qu’il y avait, apparemment, beaucoup plus que je ne croyais sans doute d’analystes de l’amour telle que je le suis, et à qui peut-être vous aviez la complaisance de faire connaître la cause et la clef. »

« Ici, tenté de prendre tout ce préambule pour l’agréable persifflage d’une amateur qui me périphrasait : « Ayez-moi ! » je me mis à rire, et voulus sauter au cou du féminin orateur.

« — Un moment ! dit-elle, s’opposant à mon galant transport ; j’aurai fini bientôt : ayez jusqu’au bout la complaisance de m’entendre. Plus je vous vis, plus je m’affermis dans le dessein de vous devoir le procédé d’une expérience de laquelle j’attends un grand fruit. Il s’agit pour moi de connaître, non l’amour des livres, mais celui de la nature, dépouillé de tout l’attirail des usages de la mode et des préjugés. Je veux être, une fois pour toutes, au fait des uniquement vrais rapports de votre sexe avec le mien. Je veux faire taire certaine clameur importune des sens qui trouble parfois la sécurité de mon âme naturellement méditative ; je veux, en un mot, acquérir ce repos intérieur si nécessaire à l’étude des belles et bonnes vérités, et au développement des prérogatives sublimes de notre immatérielle intelligence. Or, je pense que la femme qui peut se dire : C’était cela ! ce n’est que cela ! » peut bientôt devenir maîtresse d’elle-même, et se mettre au-dessus de mille petites tentations comme de mille dangers réels et de mille illusions hyperboliques. Mais pour pouvoir répondre à mes vues, mon cher chevalier, il faut me promettre qu’au lieu de vous prévaloir de ce qui va, si vous voulez, se passer entre nous, comme d’un traité, vous vous contenterez d’une préférence passagère qu’après un très-scrupuleux examen, vous me paraissez mériter sur tous les hommes, pour l’épreuve absolument philosophique à laquelle une voix impérieuse m’ordonne de soumettre mes sens… »

« Armande[2] cessait de parler. Je n’étais point préparé pour faire comme elle un beau discours, mais je l’étais excessivement pour l’expérience qu’elle avait en vue. « Belle Armande, lui dis-je, votre sexe est fait pour dicter des lois, le nôtre pour s’y soumettre. »

« En même temps je la renverse sur la chaire elle-même où elle avait si bien parlé, sur ce lit où j’avais été près d’elle assis pendant sa harangue. Alors aucune résistance ne me prescrivant de brusquer mes succès, je prépare d’abord la candidate curieuse par quelque agréable prélude. Quand j’ai lieu de ne plus douter ni du bon effet de l’a b c, ni de l’heureuse intelligence de l’écolière à bien saisir ces préliminaires explicatifs, je passe avec méthode à la démonstration des grands préceptes. « Voilà donc ce que c’est ! » disait Armande après avoir courageusement enduré les pénibles détails de l’introduction[3]. « Pas tout à fait encore, répondis-je, mais tout à l’heure vous serez mieux et plus agréablement instruite. — De tout mon cœur. Dirigez-moi… Je suis ici pour apprendre. — Eh bien ! donnez-moi votre jolie bouche à baiser… (Elle donnait.) Imitez-moi le mieux que vous pourrez… (Elle imitait.) — Est-ce cela ? — Comme un ange ! — Il faut avouer que l’expérience est douce… — Elle n’est pas encore à sa fin. — Tant mieux ! »

« Je la trompais, car c’en était une seconde à laquelle je procédais. « Voilà donc ce que c’est ! » répétait-elle ; puis méditant, les yeux fermés, sa bouche se collant par intervalles capricieusement sur la mienne, tantôt immobile, tantôt s’agitant, dans la proportion de la rotation des petites roues d’une voiture à celle des grandes, elle faisait résulter pour moi, de sa bizarrerie, une jouissance à laquelle aucune n’avait encore ressemblé… Et toujours de temps en temps : « Voilà donc ce que c’est ! »

« Au bout d’une heure dont nous n’avions pas employé vainement une minute, le docteur termina sa leçon. « Grand merci, me dit alors Armande ; si ce n’est que cela, voilà, grâces au ciel, ma raison ferme sur ses étriers pour le reste de ma vie ! »


  1. Dans ce temps-là, c’était un chapeau dont deux rubans rabattaient les ailes à droite et à gauche, et se nouaient ensuite sous le menton.
  2. Au nom d’Armande on se rappelait, depuis Molière, une classe de femmes ridicules par leur savoir affecté : de nos jours, une célèbre philosophe fait attacher au même nom l’idée d’un talent plus vrai, plus naturel, mais que les pinceaux de Thalie ne pourraient offrir au public, même sur les tréteaux du boulevard.
  3. Toutes les sciences ont leur introduction : on le sait.