Monrose ou le Libertin par fatalité/II/24

Lécrivain et Briard (p. 131-136).
Deuxième partie, chapitre XXIV


CHAPITRE XXIV

HUMEUR DE DES VOUTES. DISGRÂCE DE
L’ENVOYÉ. RESSOURCE DU COMTE


« L’opiniâtre Des Voutes, laissant à la vérité vivre son impertinent collègue, fut prêt pour monter en voiture vers le soir : il était d’autant plus outré, que sa femme lui avait fort mal à propos confessé pour cinquante louis à peu près de dettes, qu’elle ignorait que le comte eût payées secrètement et dont les marchands refusèrent, comme de raison, le montant lorsque l’honnête Des Voutes se présenta pour libérer madame. Une effrontée marchande de modes n’avait pu s’empêcher de rire au nez du pauvre cocu. Cette circonstance l’avait plus piqué que tout le reste. Il emportait, de ce trait, la rage dans le cœur. Au surplus, il ne se permit aucun éclat et parut fort maître de lui en partant pour aller corriger, comme ci-devant, les comptes[1] dans sa modeste province. Il faut ici lui rendre la justice qui lui est due. On a su qu’il en agissait fort bien là-bas avec sa femme ; que la seule punition qu’il lui réserve est de ne la ramener jamais dans le tourbillon de l’extrêmement bonne compagnie de la capitale, et d’éplucher rigoureusement, même en province, tout ecclésiastique et tout jeune militaire, avant de former avec ces sortes de gens des rapports de société.

« Ce fut particulièrement le pauvre baron qui souffrit du nouvel ordre de choses survenu si brusquement dans l’hôtel. Le comte, privé de sa Dodon, n’eut rien de plus commode à faire que de reprendre Nicette. C’était l’ambidextre comte qui, après avoir entretenu quelque temps cette créature en Allemagne, l’avait amenée à Paris pour s’en débarrasser. Il avait donc trouvé très-bon qu’elle s’y lançât : il aidait même, autant que la bienséance pouvait le permettre, à ce qu’elle jouât bientôt un rôle dans un pays où l’on ne fait guère parler de soi, n’importe en quel genre, sans cingler aussitôt à pleines voiles sur la plage des grands événements.

« Ce n’était pas mal aller que d’en être, au bout de deux mois, à se faufiler dans le département[2] ministériel de Paris, à se voir avantageusement connue des chefs de la haute police et même du ministre : dès lors Nicette pouvait aller à tout. Cependant reconnaissante, et voyant le pauvre comte démonté, elle voulut bien se prêter à la circonstance et reprendre auprès de lui son variable service, sans préjudice de ce qui s’offrirait de mieux.

« Or, c’était justement à la nuit du fatal départ des Des Voutes qu’enfin Nicette avait fixé le commencement d’une liaison intime avec le plénipotentiaire. Elle s’était courageusement décidée à gaspiller en quelques semaines une demi-année du revenu de l’Excellent, car elle calculait à vue de pays qu’il fallait encore à peu près ce temps-là pour la maturité de quelque plus important avantage. Les paroles étaient données, je ne dis pas pour la spoliation du diplomate, — on se gardait bien de lui rien laisser entrevoir de menaçant, — mais pour son bonheur : en conséquence, le baron s’était d’avance détaché d’un rouleau de cinquante louis qui devait être l’étrenne. Depuis plusieurs jours il s’affermissait, en le regardant toujours avec plus de fermeté, comme un enfant perdu qu’il sacrifiait au premier feu du siége… Nicette avait de l’honneur : elle ne manqua point à sa parole. Dès que les cinquante louis eurent subi leur destin, l’Excellent fut favorisé. Mais sans parler d’un mécompte, dont au surplus il ne se plaignit pas, quel fut son étonnement quand, vers le matin, on lui signifia qu’on avait fait pour lui tout le possible, et que c’était… clôture ! à moins qu’il ne se chargeât de dédommager d’un sort fort considérable auquel il faudrait renoncer, s’il s’agissait de lui appartenir à l’année ! Le pauvre baron faillit mourir de mort subite. Cinquante louis bien donnés, irretrouvables, pour… ce qu’il savait qu’avec quatre ou cinq il aurait pu se procurer presque aussi agréablement ailleurs ! Adieu le plaisir de pouvoir citer, produire une maîtresse, ne fût-ce que pendant un tout petit mois ! Combien de gens jouissent de cet honneur pour la moitié du sacrifice qu’il venait de faire ! Ah ! Nicette, quelle trahison !

« De dépit, l’infortuné diplomate courut se renfermer dans sa maison de plaisance de cent écus à Suresnes, abandonnant la ville et la cour et bien résolu à jeûner jusqu’à ce qu’il eût rempli l’énorme trou que venait de faire à son aisance la fantaisie d’en boucher un que pourtant il n’avait pas trouvé ! La retraite du pauvre diable dure encore…

« Quant à moi, que Mimi donnait à son écervelé de mari pour un homme fort en crédit à la cour, et qui pourrait contribuer beaucoup au succès de leur projet de fortune, je devins le Benjamin de ce petit ménage. Rien, de la part de l’époux, ne m’eût empêché de le faire cocu à toute outrance, mais heureusement le tracas des occupations, écritures, intrigues, conférences, courses, visites passives et actives de l’épouse bornaient, en dépit d’elle-même, nos libertins loisirs. Si nous étions réduits à ne pouvoir souvent nous accrocher qu’une ou deux fois par jour, à plus forte raison le comte, à l’affût, ne trouvait-il jamais l’instant de me souffler mon amante. En vain m’offrait-il encore de mettre en commun l’avantageuse Nicette. Sans avouer que je savais à quoi m’en tenir sur le compte de cette fortune, je refusais d’autant plus scrupuleusement d’y revenir, que Mimi me priait fort de me réserver pour elle seule, assurant d’ailleurs que, par tout ce qui pourrait dépendre de ses moyens, elle me dédommagerait du sacrifice que je pourrais lui faire de ceux de l’amphibie.

« C’est à travers ces dispositions que Saint-Lubin me mit dans le cas de le rosser et que d’autres intrigues, dont il est temps enfin de vous dire quelque chose, firent, à l’ivresse où je vivais, une désagréable diversion. »


  1. Cet excellent ouvrage devant probablement parvenir à la postérité la plus reculée, il est bon de dire, pour les générations à venir, qu’avant la glorieuse révolution, il y avait des charges de correcteurs des comptes. C’eût été sans doute des correcteurs de comptables qu’il eût fallu ; ces magistrats eussent peut-être empêché ces abus, ce dépérissement absolu des finances qui ont servi de prétexte à tout si bien réparer, que tout est détruit. (Note de l’éditeur.)
  2. Département de Paris signifiait alors tout autre chose qu’aujourd’hui. Les temps, les gens, tout est changé… de mal en pis, bien entendu.