Monrose ou le Libertin par fatalité/II/26

Lécrivain et Briard (p. 145-152).
Deuxième partie, chapitre XXVI


CHAPITRE XXVI

SUITE DE LA LEÇON, ET CE QUI EN ARRIVA


« — En vérité, dis-je à Monrose qui reprenait haleine, vous êtes né pour les aventures extraordinaires ! Voilà, sans contredit, la plus catin de pucelle dont jamais on ait ouï parler !… » Ce mot de pucelle fit sourire et soupirer Monrose ; il poursuivit.

« — Oui, mon cher, ajouta familièrement Armande en se rajustant, j’accorde que ce que nous venons de faire est un passe-temps assez joli, mais parlons-en en ce moment avec un peu de bonne philosophie : cela vaut-il, entre nous, la peine d’être acheté par tant de combats, de soupirs, de larmes, de délais et d’extravagances, par cette fièvre de l’âme, par le sacrifice d’un temps précieux que la nature ne nous accorda point pour que nous nous vautrassions à loisir dans la fange des affections terrestres, mais bien pour que, par d’imperceptibles degrés, nous élevassions nos âmes vers la connaissance d’un meilleur ordre de choses et vers la découverte d’une partie des secrets du grand Architecte de l’univers ! »

« Ne pouvant prendre, à moins d’insulter mon écolière, ce beau galimatias que pour un amusant persifflage, de nouveau je la saisis. Le propice lit de repos, tour à tour arène et tribune, gémit sous un vigoureux supplément d’instruction… « Eh bien ! c’est toujours la même chose ! » disait Armande, pourtant moins maîtresse d’elle-même qu’elle ne visait à le paraître… « La même… chose !… te… dis je,… toujours,… tou…jours ! »

« Elle était enfin au bout de sa morale, et moi de mon zèle à l’endoctriner… « Chevalier, dit-elle, tirant de sa poche une boîte fort simple de bois de senteur, voici quelque chose que je vous prie de conserver en mémoire d’un moment qu’il serait doux pour moi que vous n’oubliassiez jamais… » J’ouvris la boîte avec empressement. Elle renfermait le portrait d’Armande coiffée du chapeau de paille, et l’on voyait à son bras l’anse du rustique arrosoir. Elle ajouta : « Puisse cette copie, ouvrage de ma main, vous rappeler quelquefois l’original qui ne pourra plus… — Comment, Armande ? — Non, mon cher, l’expérience est faite : je sais ce que c’est. Le moment est arrivé de marcher à grands pas vers mon but : il est opposé diamétralement à ces folies dont l’amusante forme ne m’aveuglera jamais sur les périls et la vanité du fond. Gardez mon image ; le don de la vôtre me flatterait infiniment, si vous vouliez n’y pas ajouter la condition de me l’offrir vous-même. Vous êtes trop aimable (il m’en coûte, comtesse, de répéter ses expressions)… pour qu’il n’y eût pas du danger à vous revoir. S’il arrivait que votre seule ressemblance troublât cette paix dont je m’apprête à jouir, cette paix, le plus grand, le seul vrai bien qu’au rebours de l’amour promet et tient la balsamique philosophie, je vous renverrais votre turbulente effigie… Oui, je vous la renverrais à l’instant… » Elle m’embrasse, et m’ouvrant au fond du cabinet une porte dont on n’imaginait pas l’issue, elle me fait sortir ; je me trouve dans un étroit et peu propre cul-de-sac… Après un moment de silence curieux, que j’attribuais naturellement à quelque crainte que de l’angle de la rue quelqu’un ne nous vit, Armande me serre la main, me dit adieu, m’embrasse et se renferme aussitôt. »

« — Eh bien, mon ami, dis-je alors au conteur, dont un moment de tristesse suspendait le récit, je ne sais comment va se comporter votre étrange connaissance, mais je vois d’ici la menace d’un piége : infailliblement vous étiez attrapé ! — L’imprudence, répliqua-t-il, ne conduit-elle pas toujours là ? Ce désir frénétique qui ne permet pas de réfléchir au moment où se présente une conquête nouvelle ; cette haute opinion de soi qui fait qu’on ne doute pas de la vérité d’un sentiment qui peut être feint ; l’inexpérience, qui ne comporte pas qu’on soit en garde contre la finesse des fourbes exercés ; quelques bonnes qualités elles-mêmes, comme le respect qu’on a, par devoir, pour un sexe qui sait, quand il veut, paraître si candide,… un naturel confiant, ami de l’humanité, qui nous persuade qu’à moins d’un puissant intérêt, nul humain n’attente, de gaîté de cœur, au repos de son semblable, fallait-il tant de causes pour m’égarer ! Ici cependant toutes y concouraient à la fois… Ç’avait été trois jours avant la cavalcade de Mimi que j’avais instruit Armande ; il y en avait dix-huit que j’avais rossé le perfide Saint-Lubin, quand je trouvai chez moi l’étonnant écrit que je vais vous réciter[1] :

« Pour une rose, tous m’avez donné de l’aconit. Vous êtes impardonnable, si bien je m’étais expliquée avant le moment fatal. C’était à vous de prévoir, au lieu d’abuser ; mon père est furieux à proportion de l’extrême confiance qu’il m’accordait ci-devant. Je ne sais à quel parti, dans sa rage, il pourra se fixer. Je tremble qu’il n’ait déjà prévenu l’avis que je vous donne. Écoutez ce qu’on vous dira de ma part : je saurai vos intentions par le retour de la même personne. Dans tous les cas, soyez prudent. Songez que c’est assez d’une victime par famille, et ménagez un vertueux citoyen dont rien n’eût jamais terni l’honorable carrière, si vous aviez été généreux. Quoi ! pas un seul individu ne fait exception, pas même vous, à la scélératesse de votre sexe ! »

« J’avais lu dans la loge même du suisse. Il me dit qu’une femme du peuple, mais ayant un extérieur décent, avait apporté cette lettre, et que le lendemain de bonne heure elle repasserait pour avoir la réponse. — J’espère, interrompis-je ici, que vous vous gardâtes bien de la faire par écrit. — J’avoue, chère comtesse, que, sans Lebrun, j’aurais commis infailliblement la faute d’écrire ; voici comment il me l’épargna :

« Témoin de l’extrême agitation que me causait la lecture de ce billet, le plus pénétrant et le plus attaché des serviteurs devina bien qu’il s’agissait de quelque chose de grave. Quand nous fûmes dans mon appartement : « M. le chevalier, me dit-il avec un regard observateur, ne vous paraîtrais-je pas trop curieux, si je vous priais de me confier le secret de cette lettre ? — Cela n’en vaut pas la peine, mon cher Lebrun. — Vous m’excuserez : ceci pour le coup n’est pas une assignation galante. — C’est pourtant à peu près cela. — Du moins n’est-ce pas dans le genre comique… Tenez, M. le chevalier, il est bon que des amis se parlent à cœur ouvert… (Je souriais.) Ce mot d’ami vous étonne ! Ah ! parbleu ! monsieur, croyez que si je n’étais pas l’ami d’un maître, je ne resterais point à son service. Mais vous-même, si vous ne m’aimiez pas, il y a longtemps que vous m’auriez mis à la porte ! Un censeur ! un curieux !… — Mais le plus estimable ennuyeux de la terre, répliquai-je. — Sans doute, je suis un ennuyeux, moi : je m’en pique. L’abbé de Saint-Lubin, par exemple, voilà ce qui s’appelle un amusant ! » Je sentis, mais lui pardonnai l’épigramme. Cependant je me taisais. « Monsieur ne veut donc pas me faire la grâce de me parler ?… Eh bien ! je vais parler, moi. Sachez, monsieur (il me déshabillait)… sachez que depuis qu’il vous plaît de vivre comme un fou… — Lebrun ! — Comme un sage, si vous voulez… je ne vous ai pas un moment perdu de vue. Sachez encore que tout le temps où votre service ne m’occupe point, je suis à la piste de vos ennemis… — Mes ennemis ! — Oui, monsieur, vous en avez, et plus d’un. Pendant qu’enivré de folles jouissances, vous errez dans le monde avec sécurité, une clique infernale se conjure et n’attend que le moment de vous surprendre avec avantage pour vous écraser… »

« Je connaissais l’honnête Lebrun pour assez sujet à se monter la tête, et, en général, ce n’était pas du beau côté qu’il voyait les objets. « Trouveriez-vous bien plaisant, ajouta-t-il, de vous voir à l’improviste sur les bras un Carvel, un Béatin[2], un Saint-Lubin et sept ou huit des plus fameux escrocs de Paris, renforcés d’une petite gueuse… Vous m’écoutez maintenant ! — J’avoue que tu viens de prononcer des noms faits pour m’alarmer, et que tu as en même temps presque touché la corde de la lettre… — Je vous étonnerai bien davantage tout à l’heure… Mais couchez-vous d’abord. » Ma curiosité n’avait plus de bornes. »

Lebrun, quand son maître est au lit, prend une chaise et se place au chevet. Mais trouvez bon, cher lecteur, que ce qu’il dira soit le sujet d’un nouveau chapitre.


  1. On a pu remarquer, à tous les détails dans lesquels Monrose est entré en récitant ses différentes aventures, qu’il était doué d’une prodigieuse mémoire. On doit sans doute attribuer ce précieux avantage à la même économie d’esprits vitaux qui l’avait aussi rendu, au bout de six ans, si supérieur au commun des jeunes gens, en fait de conformation et moyens de jouir.
  2. Le lecteur se rappellera Carvel en jetant les yeux sur le chap. III de la seconde partie de Félicia. Quant à Béatin, il faut revoir à son occasion la scène du principal et du régent, même chapitre, et la scène du Béatin chez madame de Kerlandec, chap. XXV de la quatrième partie.