Monrose ou le Libertin par fatalité/II/16

Lécrivain et Briard (p. 87-93).
Deuxième partie, chapitre XVI


CHAPITRE XVI

SUITE, OÙ MONROSE CONTINUE DE LAISSER
PARLER MIMI


« Heureusement, poursuivit-elle, j’ai plus d’une passion. Non moins ambitieuse que tendre et lascive, je saisis l’occasion qui s’offrait de connaître plusieurs gens en place : mes remèdes ne m’interdisaient pas absolument de sortir. Mille soins d’intrigue firent une propice diversion à l’amour qui, s’il m’avait exclusivement occupée, me serait infailliblement devenu funeste. J’eus bientôt pris la mesure de quelques-uns de ces colosses qui se partagent le pouvoir et la distribution des faveurs de la fortune[1]. Je démêlai qu’ils n’avaient eux-mêmes guère plus de hauteur réelle que leurs représentants en sous-ordre, qui s’efforcent de paraître des géants à leur tour. J’observai que presque tous ces êtres si respectés, si redoutés des sots, étaient à mener par le nez, tout comme le vulgaire ; qu’ayant la plupart un ou plusieurs vices favoris, que certains les ayant tous, il ne s’agissait, pour pécher ces énormes poissons, que d’amorcer, pour chacun, la ligne d’une manière convenable. Sûre, grâce à toi, de ne plus prendre de l’amour pour personne, et de porter désormais imperturbablement mon cœur dans ma tête, je me dis : « Poursuivons avec acharnement la richesse et les honneurs. » Je jurai de t’aimer ; je me flattai que tôt ou tard je t’attacherais à moi ; je me réservai de goûter avec toi seul les voluptés de l’âme ; quant à celles des sens isolés, il me sembla que je pourrais fort bien les convertir en monnaie courante[2], pour acheter du crédit, des protections, de l’accès et des réussites. Oui, mon cher, telle est ma philosophie, que je crois ce système très-compatible avec une véritable et complète préférence du cœur ; car enfin les bases uniques d’un pacte entre gens qui s’aiment, sont la sympathie, l’union d’intérêt, la sûre et brûlante amitié, qui n’ont rien de commun avec quelques… gestes[3] absolument insignifiants, quand ils se passent entre deux automates, si rien n’est comparable à leur magie quand ils résultent de la sublime inspiration de deux amants… »

Monrose respirait. « Voilà la première fois, lui dis-je, que j’ai vu l’amour marcher comme le mène votre incompréhensible Moisimont. Elle débute dans le monde par un libertinage tout cru, qu’ensuite elle débrutalise un peu par quelque hypocrisie : de là son mariage. Puis elle devient sensible, mais c’est pour se réserver tout de suite la commodité d’être, sans reproche, à l’univers ! Au reste, elle ne prétend à rien moins qu’à convaincre son amant que son lot suprême diffère infiniment de celui de ses rivaux, parce que ceux-ci, bien que puisant à discrétion, tout comme lui, dans la caisse des revenus, n’ont toutefois aucune part à la propriété du capital ! L’étonnant, le merveilleux par dessus tout cela, c’est la métaphysique ou, pour entrer dans le sens de la belle dame, c’est l’épuré platonisme de sa banalité. Voilà, je le répète, un caractère des plus neufs, et de nature à mettre en défaut la science des gens qui se croyent habiles à disséquer le cœur humain. Voyons pourtant à quoi doit aboutir cette éruption d’originale philosophie. » Monrose sourit et continua de faire pérorer l’étrange métaphysicienne.

« — Chevalier, ajouta Mimi, c’est d’après mes bizarres idées que dès notre premier bec-à-bec je t’ai jeté mes faveurs à la tête comme l’aurait pu faire une fille publique ; c’est d’après mes idées que rien ne m’étonnait hier chez notre grand-chanoine, n’y voyant que des actes d’ivresse et des besoins satisfaits, en un mot, de l’argent jeté par les fenêtres : or, ne vaut-il pas mieux l’employer, cet argent, à quelque chose d’utile ? Moi-même je me proposais bien de me permettre quelques jours de gaspillage avec toi : c’est sur ce pied que, renvoyant à mettre plus tard un peu d’ordre dans nos affaires de cœur, je ne me suis fait aucun scrupule d’associer Nicette à notre petit carnaval. D’honneur ! je t’ai vu, sous l’ombre de jalousie… — N’achevez pas, interrompis-je d’un baiser. Ne me retracez pas ma funeste aventure. — Tu déraisonnes, mon cher. Funeste ! elle est charmante. Ne sois point ingrat ; ne t’ai-je pas vu jouir ! n’étais-je pas moi-même heureuse de tes plaisirs ! Oui, fripon, je les partageais quand tu me voyais raccrocher, sur les lèvres de Nicette, ton âme dont tu lui faisais part avec tant de vigueur. Il n’eût tenu qu’à toi, plus juste, moins humoriste, d’éprouver à ton tour que ces ricochets de volupté ne sont pas sans douceur. Il eût fallu pour cela supporter, comme je venais de le faire à ton égard, le nouveau succès de Nicette ; la voir sans humeur dans mes bras, et rendre ainsi sa peu signifiante manœuvre délicieuse pour moi, dès qu’embrasée de tes baisers, j’aurais englouti deux âmes à la fois ; mais ton caprice jaloux a tout gâté, mon cher. Avoue cependant que nos imaginations du moins ont eu une hermaphrodite…, que ce n’est pas une chose ordinaire, et qu’il y aurait bien de la sottise à nous affliger de notre délicieux quiproquo[4] ! »

« J’aurais dû vous dire, ma chère comtesse, qu’à travers des ébats trop longs pour que Mimi n’eût pas le temps de réfléchir, elle s’était mise assez au fait de la conformation de notre hermaphrodite, pour qu’elle sût enfin tout aussi bien que moi que Nicette n’était qu’un charmant gîton. Après s’être justifiée pour son compte, ou croyant du moins l’avoir fait, voici ce qu’elle ajouta pour tâcher de me remettre bien avec moi-même : « Que les hommes sont fous de se forger gratis de chimériques anxiétés ! Où diable est-on allé placer un tarif d’honneur, de vertu, de honte, de repentir ! Un être singulièrement conformé te fait une sottise dans un moment où tu ne pouvais t’y opposer, mais n’y réussit point. Si cet être était femme, il n’y aurait qu’à rire de cette gaîté. Ce n’est pas une femme : tu l’ignorais. Cependant, dès que tu l’apprends, la crainte d’un déshonneur commence d’exister ; mais tandis que durait encore ton erreur, tu serres à ton tour dans tes bras l’être charmant à titre de femme, tu crois triompher d’une femme : l’illusion complète a pour toi mille délices ! Un maudit scrupule te fait vérifier, après coup, qu’il y a dans ton calcul quelques lignes d’erreur. Ici naît une prétendue flétrissure, et tu te crois dans le cas du désespoir ! Détestables subtilités, mon ami ; funeste abus du raisonnement. Pour moi, je trouve ton accident fort graciable : dût l’univers te huer, Mimi du moins t’absout de toute son âme. Viens, mon adorable chevalier ; mes intentions sont, comme tu vois, bien franches ; mais j’espère te former assez pour que tu ne te désespérasses point, si jamais il pouvait aussi me prendre la capricieuse envie de t’attraper. »

« Déjà Mimi s’évertuait à me donner une preuve brûlante du parfait retour de sa faveur. Malentendu, querelle, épisode, tout était réciproquement oublié. C’était la céleste Mimi de l’entresol tout entière dont j’occupais pleinement et l’âme et les sens. Chez moi, le sentiment d’être réellement aimé ; chez elle, la satisfaction d’avoir avec succès déclaré le secret de sa tendresse, tout concourait à combler notre bonheur. Le reste de cette mémorable nuit fut pour nous un tissu ferré des plus inexprimables délices. »


  1. Elle voulait parler des ministres d’alors et des moitiés-tiers-quarts-huitièmes de ministres, plus puissants dans ce temps-là que tout un ministre, ou plutôt un conseil du temps qui court. (Note de l’éditeur.)
  2. Voici du jésuitisme tout pur. Ces secondes intentions ne sont-elles pas admirables ! (Note de l’éditeur.)
  3. Expression remarquable. — Ainsi l’on pourrait parler de faire des gestes, comme, dans l’Homme à bonnes fortunes, le valet de faire des mines… N’y a-t-il pas ici quelqu’un, dit-il, qui veuille bien que je lui fasse des mines ? (Note de l’éditeur.)
  4. Dans la folie ordinaire on conserve une espèce d’instinct qui rapproche les fous des animaux ; mais les fous qui raisonnent sont, en folie, plus élevés d’autant de degrés qu’il y en a entre la bête et l’homme : une seule Mimi tournerait la tête aux fous de toutes les petites-maisons de l’Europe.