Monrose ou le Libertin par fatalité/II/17

Lécrivain et Briard (p. 94-98).
Deuxième partie, chapitre XVII


CHAPITRE XVII

IDÉES DONT ON JUGERA. CROQUIS DE
L’HISTOIRE DE NICETTE


Je me serais bien gardée, cher lecteur, de vous rendre avec tout ce détail l’étrange confidence de Monrose, si la manière dont elle m’affecta moi-même dans le temps, ne m’avait pas avisée que cette aventure jette une grande lumière sur l’incertitude où mille fables diverses nous laissent au sujet des hermaphrodites. On ne peut nier sans doute qu’il ne dépendît du Créateur de jeter, par-ci, par-là, sur la terre des individus gratifiés des deux natures ; mais cette singularité ne pouvant avoir aucun but qui ne fût contraire au système général de la création, nous devons supposer que le Grand-Être n’a dû jamais se permettre d’opérer, comme exprès pour se démentir, un inutile prodige… Il y a beaucoup à parier, au contraire, que dans tous les temps, les hommes sujets aux mêmes passions, aux mêmes caprices, ont été avides de la beauté, sous quelque forme qu’elle s’offrît, et n’ont pas mieux demandé que de tomber, sans y regarder de si près, dans le piége des Nicettes. Croyons que mille individus chantés, célébrés en tant de lieux, et dont quelques-uns ont obtenu l’honneur de l’apothéose, n’ont été de leur temps ou que des victimes de cet art cruel qui conserve à l’adolescence quelques formes féminines au prix de la virilité, ou que de tolérants jouvenceaux qui, soit pliés par l’esclavage, soit façonnés par la dépravation de leur siècle, se sont rendus habiles à recevoir comme la nature les avait destinés à donner ; croyons que l’amour amphibie qui convoite ces êtres équivoques, leur a partout élevé, plus ou moins furtivement, des autels, et que, de la nécessité du désir de justifier des affections, un culte partout proscrits par les lois, est née la palliative chimère de l’hermaphrodisme.

Par la suite, j’ai voulu voir moi-même cette Nicette, dont il serait bien temps sans doute de s’occuper moins, mais j’aurai bientôt fait, cher lecteur, de te répéter ce qu’elle m’a conté de l’origine de sa double représentation.

Né d’une célèbre cantatrice de Rome et d’un monsignor, Nicetti, beau comme un ange, avait atteint l’âge de douze ans. Dès lors précoce en tout genre, il était également dominé par les passions des vers, de la musique et des femmes. À Venise, un jour le directeur de l’Opéra le surprend à dévirginer de bon courage une enfant de neuf ans, sa fille unique, petit chef-d’œuvre de beauté dans son genre, et dont les prémices n’étaient assurément pas destinées au gaspillage qu’exerçait sur elles l’amoureux Nicetti. L’homme atroce approche, saisit par derrière et tord avec fureur de pauvres petites amulettes[1], hélas ! bien innocentes, car elles n’étaient pas encore assez mûres pour mettre du leur au crime qui se commettait : elles en deviennent les victimes.

Le petit malade est longtemps entre la vie et la mort. En vain, malgré l’intérêt d’en faire un virtuose, a-t-on essayé de lui conserver, s’il est possible, ce qui fait nos plus chères joies ; chaque jour le ravage de l’inflammation exige le sacrifice de quelque parcelle. La macération était générale ; l’enveloppe elle-même ne pouvait être sauvée. Cependant au bout de trois mois, l’habile homme qui dirigeait le plus difficile pansement, observe que les chairs extérieures se disposent enfin à la cicatrisation ; mais, prudent, il craindrait, en la favorisant trop tôt, de renfermer peut-être quelque principe destructeur ; il retarde donc, et jusqu’à ce qu’il soit absolument sûr de son fait, il entretient, au moyen d’un anneau d’or de forme ovale allongée, l’ouverture de l’ulcère fatal. Il résulte de ce soin une double cicatrisation : l’intérieure, qui met le sceau à la guérison de l’infortuné Nicetti, et l’extérieure, qui convertit en un bourrelet, modelé sur l’anneau d’or, les longs bords de la balafre. De là cette parfaite apparence d’une nature féminine au-dessous de la masculine. Celle-ci, grâce, soit à l’âge de l’opéré, soit à quelque reste furtif de ce qui recèle l’élément de la vie, conserve du moins, après cette cure, la précieuse faculté de croître avec le reste du corps, et le bien plus cher privilége de cette intéressante variation… Mais il est des choses qu’on ne peut entièrement définir. Bref, la maturité, l’exercice et surtout l’excessive lubricité de l’individu perfectionnent par la suite un don sauvé par miracle. La nature, cette admirable mère, dédommage par des affections particulières l’être charmant qu’on a si traîtreusement dégradé. Elle veut qu’il attire les deux sexes, comme il en est attiré lui-même. Mille aventures qui ne sont pas de notre sujet enrichissent les premières années du délectable Nicetti, jusqu’à ce qu’enfin il lui convienne d’être Nicette, afin de s’échapper sous l’habit féminin, et de s’expatrier sans péril, lorsqu’au bout de six ans de malédictions secrètes contre l’auteur de ses pertes, survient enfin la jouissance, délicieuse pour un Italien, de faire tomber le directeur féroce sous trois coups de poignard.

Mais revenons à Monrose. Il était si honteux à la suite du plus humiliant chapitre de sa confession, que je crus charitable de me mettre en grands frais pour le consoler et le convaincre que le danger de ce qu’il regardait trop scrupuleusement comme une tache, ne lui avait rien fait perdre de mon estime. Parfaitement et non moins agréablement rassuré, l’aimable ami ne me fit pas languir après la continuation de son histoire.


  1. On n’a pas d’autre procédé pour hongrer les béliers en Espagne, mais on s’y prend avec une prudence qu’ici la fureur de la vengeance ne comportait point.