Monrose ou le Libertin par fatalité/II/15

Lécrivain et Briard (p. 82-86).
Deuxième partie, chapitre XV


CHAPITRE XV

RETRAITS DE NICETTE. ÉTONNANTE MORALE
DE MIMI


« Nicette avait trop de pénétration pour ne pas saisir le sens de cette singulière scène. « Que n’ai-je pu me douter de tant d’amour ! dit-elle avec quelque dépit ; vous n’auriez eu ni l’un ni l’autre à vous plaindre de moi. » En même temps, elle se lève. Mimi me faisait face ; mais, avertie par le mouvement de Nicette, sans la regarder elle lui tend une main ; Nicette répond avec transport à cette attention, en baisant cette main qu’elle a saisie et qui, par une douce pression, semble lui dire : « Ne nous quittons pas avec inimitié. » Trois fois Mimi la rassure, et témoigne qu’elle est elle-même un peu rassurée. « Et vous, monsieur ? » ose aussi me dire la funeste Nicette en me tendant sa main libre. Je lui vois dans ce moment des yeux si doux, si magnétiques, un prestige si complétement féminin, qu’oubliant tout ce que j’ai appris aux endroits décisifs, je goûte encore l’illusion de la vue d’une femme charmante. Je ne baise point, à la vérité, la main du joli monstre, mais je lui exprime du moins sans équivoque que je ne puis le détester… « Demain, dit notre fatale compagne, demain, si vous êtes juste, vous pourrez me revoir : je ne me ferai pas presser pour me rendre à vos ordres… Soyez heureux (ses larmes coulent alors), et ne haïssez pas la malheureuse Nicette ! » À ces mots, prononcés avec sentiment, elle passe dans l’autre pièce et nous laisse.

« On est bien fou quand on aime ! » dit après un long silence madame de Moisimont, près de qui je ne m’étais point encore recouché. « Madame, répliquai-je, je serais bien malheureux si cette réflexion me regardait seul ! — C’est à moi, par malheur, que je parlais, cruel !… Eh bien ! quand finirez-vous de bouder, et qu’attendez-vous pour reprendre votre place ? Ou bien songez-vous aussi à m’abandonner ! » J’étais bien contrarié, je l’avoue. Non-seulement je me sentais assez faible pour être tout prêt à rentrer dans cette lice de déshonneur, mais il me semblait qu’on était bien bonne de m’y inviter ; que j’avais tenu dans toute cette aventure une conduite ridicule et cruelle ; enfin, que j’avais peut-être moi-même autant de tort avec Mimi qu’elle pouvait en avoir avec moi. Cependant je quittais bien lentement ma robe de chambre. La passionnée Mimi se hâte de m’en délivrer ; si je la laissais faire, elle arracherait ce qui fixe le vêtement que l’Amour déteste le plus. Séduit enfin, réenchanté par cette tendre impatience, je m’y conforme : derechef me voilà dans ce lit dont la jalousie et l’humeur m’avaient exilé. Je suis saisi, pressé, accolé, dévoré. « Ah ! me dit-on alors à travers mille baisers, que Mimi soit pulvérisée par la foudre, si elle a cru un moment t’offenser ! Quelle importance peux-tu donc attacher aux formes purement matérielles de l’amour ? Qu’est donc pour toi ce sentiment, ou cette fièvre, ou cette démence ? Est-ce de l’amour à ta manière que tu as pensé m’exprimer en me déchirant le cœur ! » C’était trop de questions à la fois pour que je pusse répondre : on continua.

« — Je crains, mon bon ami, de t’avoir fait trop d’honneur en supposant que je pouvais m’abandonner à toi sans nous être étudiés davantage. Mais, écoute ; connais-moi tout entière : tu sais ce que je vaux pour le plaisir ? Eh bien ! apprends que je me pique de valoir bien plus encore par mes sentiments[1]. Je n’avais rien aimé jusqu’au moment de te voir. Mes sots adorateurs de province, — un histrion, que je méprisais en me servant de lui comme d’un ustensile commode pour les besoins de mes sens, mais nullement cher ni précieux ; un Moisimont, que je n’ai préféré pour m’unir à lui que parce qu’il avait encore plus de sottise et moins de caractère que ses compétiteurs, — rien de tout cela ne m’avait fait sentir si j’avais une âme. L’histrion, l’époux, le premier venu…, toi-même, ne t’en déplaise, tout charmant qu’on te voit, vous seriez tous également bons pour moi, quant à l’objet physique ; mais je devais t’aimer. Cette chance seule, et non la supériorité de tes agréments, t’a tiré pour moi du pair, et me fait être avec toi… ce qui m’a paru surpasser ton attente. Il faut te l’avouer, Monrose, dès ce fameux soir où je te vis à la chaussée d’Antin, tu me plus…, mais je dis à l’excès ; oui, tu me tournas subitement la tête. C’était à toi que je buvais coup sur coup des rasades de champagne. Ce fut à toi que je projetai d’élever mon âme dans cette passade où je n’entraînai si cruellement ce bélître de Rosimont, qu’afin de me procurer à la fois la jouissance d’empoisonner un traître et de sceller d’un voluptueux sacrifice le vœu mental que je te faisais de mon premier sentiment, du premier véritable essor de mon âme. Mon état cruel, la faveur où je te voyais dès le premier instant auprès de ces coquettes qui nous recevaient, ne laissaient pas de m’alarmer. Mais bientôt j’appris ton accident : j’en bénis le ciel ; je vis que ta course dans la carrière du bonheur n’allait pas être moins retardée que la mienne ; que nous allions nous traîner du même pas, et que j’arriverais au but à peu près en même temps que toi. J’aurais dressé volontiers un autel à l’empoisonneuse Flakbach, comme en maints lieux on sacrifie dévotement au mauvais principe… »


  1. Lecteur, n’éclatez pas de rire, je vous prie, et ne déconcertez pas Mimi, qui va vous prouver qu’elle est sentimentale aussi… C’est pourtant un peu fort !