Monrose ou le Libertin par fatalité/II/14

Lécrivain et Briard (p. 76-81).
Deuxième partie, chapitre XIV


CHAPITRE XIV

DE MAL EN PIS. ORAGE. SENTIMENTS CONFUS


S’il pouvait y avoir quelque chose de plus ridicule au monde que ce que venait de confesser mon cher neveu, ce serait le ton de Jérémie et les réflexions morales dont il avait bigarré son récit. La tête plongée dans ses mains, il se taisait ; j’eus pitié de lui. « Sans doute, lui dis-je, il est louable, en pareil cas, de se rappeler qu’un brave militaire est taché, s’il fut exposé par derrière aux coups de l’ennemi, mais ici je ne vois qu’une surprise : votre honneur pouvait d’autant moins souffrir de l’outrage, qu’il venait de la part d’une femme… — Eh ! plût à Dieu ! s’écrie-t-il ; mais n’anticipons point ; souffrez, chère comtesse, que nous marchions à grands pas vers l’issue du dédale de honte où ma franchise inconsidérée m’a fait conduire votre curiosité.

« — Oh ! la vilaine ! ne put s’empêcher de dire, quoiqu’en riant, la folle Mimi. Certes, mademoiselle Nicette, vous me donnez une belle preuve de votre amour prétendu ! C’était bien la peine d’en faire tant d’étalage dans ce cabinet ! et je suis singulièrement payée d’y avoir pris un peu d’intérêt ! » Quant à moi, je n’avais qu’un moyen de laver mon injure. Je songeais à l’employer, lorsque Mimi elle-même m’y excite. Elle est doublement intéressée à me voir occuper la terrible Nicette, qui déjà se disposait à me succéder. Je pare le coup encore une fois. Ce démon qu’on nommait Nicette est jeté dans l’attitude qui convient à ma vengeance… Alors, la rusée créature, avec de bonnes raisons pour ne pas s’abandonner tout à fait à ma discrétion, s’empare du trait et se rend maîtresse de le diriger. Elle est sur le dos, se ployant en demi-cercle, les genoux élevés presque à la hauteur du menton : je n’ai pas de peine à supposer qu’apparemment la singularité de sa conformation exige cette position gênante. Je me résigne, l’idée d’avoir une hermaphrodite m’exalte ; le piquant de notre double rapport, un art qui, pour être différent de celui de l’adorable Mimi, ne laissent pas d’avoir certain mérite ; le désir encore de ramener complétement à moi la capricieuse amphibie, qui, tandis que je la sers avec ardeur, recherche les baisers de sa rivale, et l’occupe encore d’une autre façon ; tout cela souffle mes feux et me vaut de faire à Vénus le plus fastueux sacrifice.

« Mais quel froid mortel me saisit, lorsque, m’occupant de ce qu’a pu devenir chez Nicette un sexe oisif tandis que je tenais l’autre en activité, je reconnais que je suis dupe encore et que ma revanche est une méprise abominable ! Je saute à bas du lit, je prends un flambeau, j’accours… Déjà l’enragée Nicette est dans les bras de mon infidèle amante. Je les découvre du haut en bas ; je visite : elles vont leur train, comme si elles étaient seules au monde ! J’ai tout le temps d’enrager et de m’assurer qu’au lieu d’être des deux sexes, la perfide Nicette n’est d’aucun ; que cette jolie femme n’est qu’un joli homme dégradé ; que le sillon qui ci-devant avait trompé mes yeux, n’est qu’une impasse factice, bizarre mais effrayant vestige d’une amputation ; m’en voilà convaincu ; en un mot, je n’ai fait que restituer à Nicette une réalité pour un semblant : le voyage eût été le même si un terrain vierge ne se fût invinciblement refusé chez moi à ce qu’avait permis sans résistance chez Nicette une route… hélas ! si frayée, que je ne pouvais me dissimuler qu’elle fût publique.

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 78
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 78

« Cependant, tandis que je me désespère, ma volage amante subit avec recueillement les transports du monstre : celui-ci, tout à sa nouvelle besogne, s’embarrasse peu de mes recherches curieuses ; tous deux m’ont totalement oublié. J’ai trop d’indignation pour qu’il me soit possible de rentrer dans ce lit, théâtre du parjure et de la dépravation. Je rallume le feu ; je prends quelques vêtements et, plongé dans une bergère, je médite sur ma honte compliquée ; on me donne tout le temps d’en savourer l’amertume ; il semble qu’exprès les impudiques aient juré de ne jamais cesser… Au bout d’une demi-heure enfin, c’est Mimi qui, d’une voix faible, demande quartier. « Ôte-toi, dit-elle, je n’en puis plus ! » Presque en même temps elle m’appelle… « Chevalier !… chevalier ! » Je ne réponds point. Elle détourne le rideau, me voit. Une troisième fois et du ton de l’inquiétude : « Chevalier ! — Eh bien, madame, que me voulez-vous ? » La sécheresse de mon ton l’alarme, elle s’élance ; accourant où je suis, elle se précipite dans mes bras, qui la repoussent… « Est-ce bien le même Monrose ! dit-elle ; toi, dur et presque brutal avec ta tendre Mimi ! » Je me lève furieux. « Il est fou ! » La remarque m’irrite encore davantage. Je la couvre d’un regard foudroyant ; cependant une larme trahit ma faiblesse ; je me sens avec dépit une bien singulière espèce d’attendrissement, puisque je bouillais en même temps de rage. Je veux sortir de cette chambre funeste ; Mimi, à genoux, s’efforce de me retenir… Mes pas l’entraînent sur le tapis ; elle est en larmes à son tour. Mon cœur se brise ; je me fais des reproches. Mimi gagne son procès : je ne vois plus en elle qu’une folle, capricieuse mais tendre, de qui ses lubriques erreurs ne doivent point faire penser que son cœur n’est capable d’aucun bon sentiment. Je la relève tremblante, presque évanouie : hélas ! le peu de force qui lui reste est pour me presser contre son cœur ; elle mouille de ses larmes une joue sur laquelle elle vient de coller la sienne, craignant avec raison que ma bouche ne refusât ses baisers. Je la porte au lit ; je l’y couche ; ses bras me retiennent : nos pleurs se mêlent[1], mon cœur palpite vivement sous la main qui le consulte, tandis qu’un sein oppressé me marque, par son soulèvement précipité, que l’âme éprouve la plus violente agitation, quand la bouche se condamne au silence… »


  1. Ici Monrose paraîtra bien faible à ceux qui n’ont pas un excès d’amour des femmes, et par conséquent un inépuisable fond d’indulgence pour elles. Notre héros sera du dernier ridicule aux yeux de ces gens du siècle à qui le crime de lèse-amour-propre semble être le plus atroce et le seul qu’il soit impossible de pardonner.