Monrose ou le Libertin par fatalité/II/11

Lécrivain et Briard (p. 57-62).
Deuxième partie, chapitre XI


CHAPITRE XI

APOSTILLE ÉPISODIQUE


« — C’est toujours cela de pris, dit mon extravagante se rajustant, et prouvant par mille petits soins de toilette que dès avant nos folies elle avait pensé à ce qu’aucun chiffonnage ne pût la trahir. L’énorme chignon n’était aucunement dérangé : à peine avait-il perdu quelque peu de sa poudre[1].

« Demain, continua la prévoyante Mimi, je vais sur le soir à Versailles ; tu auras soin de t’y trouver, au Juste[2], où mon appartement est déjà retenu. Là, comme j’ai mille choses à te dire, sans parler de ce que nous ferons, s’il plaît au ciel, tu me guetteras, et, à moins que le diable ne s’en mêle, nous coucherons ensemble. Il me faut toute la nuit au moins, d’après les vues que j’ai sur toi ! » Était-elle assez folle !

« Cependant nous commencions à nous apercevoir d’un surcroît de bruit au-dessus de nous : c’est qu’on était tout à fait sorti de table. Lorsque, après avoir mis ordre à tout, Colombine prit enfin le parti de quitter le propice entresol, j’offris de reparaître le premier auprès de nos convives. Mimi ne jugea pas cette précaution nécessaire : « Ils seront si bien ivres ou si occupés d’autres choses, disait-elle, qu’ils ne prendront pas seulement garde à nous. »

« Quand nous rentrâmes tout avait changé de face dans le haut. La salle du banquet était devenue un musée, décoré du clavecin qui cédait pour tout le reste du jour le salon au punch, au bischoff et à tous leurs accessoires. Devant l’instrument, mademoiselle Nicette, de l’air d’une pythonisse sur son trépied, étonnait, enchantait, ensorcelait MM. de Moisimont, Blandin et d’Aspergue, par des stances anacréontiques improvisées dans une langue qu’aucun d’eux n’entendait : un chaudronnement à peu près discord relevait de sa confuse harmonie les beautés de cette poésie bachico-lyrique. Sylvina, qui croyait savoir très-bien l’italien, parce que son mari l’avait parlé, faisait l’interprète, et s’extasiait en académicienne. Mais le vin l’avait emporté chez M. Des Voutes, qui d’abord l’un des admirateurs, était tombé ronflant dans un fauteuil, malgré les délices de cette musique.

« Mimi avait raison : nous traversâmes cette pièce sans qu’on fît à nous la moindre attention ; nous ne fûmes pas aussi imperceptibles dans le salon, quoiqu’il fût beaucoup moins habité. Notre brusque apparition faillit y déranger mademoiselle Adélaïde et le plénipotentiaire, dont les mains s’étaient mutuellement faufilées d’une manière qui n’est pas ordinairement de mise dans les cercles. Comme le comte entretenait quelque part ailleurs sa bonne amie Des Voutes, et que madame de Liesseval, couchée sur l’ottomane, s’y était endormie profondément, Adélaïde et le diplomate avaient cru pouvoir se permettre, bec à bec, leur petit badinage. C’était beaucoup que mademoiselle Adélaïde, telle qu’on la connaît, s’en tînt là.

« Mimi sut également escamoter et son rire et nos personnes. Accourus avec la prestesse de l’éclair, nous disparûmes de même. «  Maintenant, me dit-elle tout bas, je sais où doit être le comte avec sa Dodon : sachons un peu comment il s’y comporte ! » Elle me fait passer par un pan coupé débouchant de l’antichambre dans l’étroit dégagement des petites pièces : là nous pouvons entendre jusqu’au froufrou des vêtements… Bientôt la bonne Des Voutes dit à la suite d’un gros soupir : « Cela fait pourtant bien plaisir ! Quel dommage qu’il y ait du mal ! — Oui, riposta le comte, à ne pouvoir le faire dix fois par jour ! »

« Nous n’avions été absents que quelques minutes. Déjà cependant il se passait au salon une scène nouvelle. Madame de Liesseval gisait repliée de façon qu’en se baissant un peu, l’on pouvait se donner le plaisir d’admirer ses beautés secrètes… Le petit envoyé, malgré le calmant qu’on venait de lui administrer, n’avait pu contempler l’attrayante Antiope sans ressentir quelque envie de trancher du Jupiter. C’était justement comme nous reparaissions. Adélaïde ose bien nous faire signe de ne point troubler ce galant attentat. Pouvions-nous manquer d’indulgence !

« Le dernier voile est heureusement détourné. « Si vous avez du cœur, dit alors l’effrontée directrice de la manœuvre, vous allez déposer sur cet as de pique un baiser ! » Ô Bacchus, où, lorsque tu commandes, les plus graves personnages ne peuvent-ils pas s’égarer ! Un Allemand, un conseiller intime va singer le page français ! Un gros baiser tombe sur le chatouilleux bijou, mais assez gauchement pour que ce larcin criminel éveille la propriétaire. Dans le sursaut, elle s’étend en frappant si rudement du pied la poitrine du voleur, que celui-ci tombe à trois pas sur le derrière, coup de théâtre bruyant auquel tout le monde ne manque pas d’accourir, ce qui met le comble à la beauté du spectacle. « Vous êtes un peu vive, madame ! a l’impudence de dire fort tranquillement la cynique Adélaïde. Une horrible araignée venait de se couler sous vos jupes : je les ai en exécration, et n’osant vous en délivrer, j’avais prié Son Excellence de vous rendre ce service… — L’a-t-il ôtée du moins ! s’écrie la baronne, debout et se secouant avec effroi. — Je l’ai écrasée moi-même : voyez ! » En même temps Adélaïde a le front de montrer une semelle dont l’humidité donne en effet beaucoup de vraisemblance à son récit. « Pardon, madame, ajoute en se prosternant le justifié baron ; le reste est une petite gaîté que je croyais pouvoir dérober à votre profond sommeil. Puissé-je quelque jour être traité plus mal encore au prix d’avoir été plus criminel ! »

« Puisqu’il put échapper un sourire à l’offensée elle-même, sans doute il était bien permis aux spectateurs d’éclater. Ce fut avec d’autant plus de besoin de ma part, que l’espiègle Mimi me faisait voir, assez loin du canapé, la place où certain pied, réparateur des sottises de la main, avait anéanti, non la chimérique araignée, mais les précieux éléments de quelque possible arc-boutant de la diplomatie.

« Un pharaon, taillé par le comte, remplit le reste de la soirée : les robins n’y furent point heureux, mais leurs belles jouaient si mal ce jeu-là, qu’elles faillirent faire sauter la banque. Le tailleur était trop galant pour arguer de fausses cornes ces dames, dont l’une le dédommageait déjà par sa complaisance à faire très-bien, comme on sait, d’autres cornes au boudoir. Le jeu finit à minuit : j’eus l’aubaine de reconduire madame de Liesseval, avec qui je ne pus me dispenser de me conformer aux usages. « Rancune tenante, au moins, » me dit-elle au pied de son escalier. La présence du pointilleux cousin, qui se trouvait à l’affût, m’empêcha de répliquer par quelque épigramme. »


  1. Profitez de cette leçon, jeunes beautés pour qui s’offre l’occasion de faire une passade. L’attitude décrite dans le chapitre précédent est admirable, quand on a une coiffure à conserver. La précaution de quitter les jupes, si on en a le temps, y est surtout essentielle. (Note, au crayon, et de main de femme, trouvée à la marge du manuscrit.)
  2. L’une des plus fameuses auberges d’alors ; on y payait du moins fort cher.