Monrose ou le Libertin par fatalité/II/10

Lécrivain et Briard (p. 51-56).
Deuxième partie, chapitre X


CHAPITRE X

TRAITÉ CONCLU. L’AMOUR PRIS SUR
LE TEMPS


« Je ne pouvais, dit Monrose, imputer le rendez-vous donné par la charmante Mimi, de son propre mouvement, qu’à la résolution bien prise d’avancer nos affaires dès ce même jour. Ainsi destiné aux grandes aventures, je m’étais bien gardé de charger mon estomac ou d’envaporer mon cerveau. Le rôle de mon extravagante n’exigeant pas autant de ménagement, elle n’avait fait aucune résistance à la séduction du champagne, qu’elle paraissait aimer à la folie. Cependant, elle ne m’oubliait point. Au moment où je l’en croyais le plus distraite : « Je pars, dit-elle sans me regarder et faisant mousser pour moi le premier verre d’une nouvelle bouteille. Les gens à qui le nez saigne ont la permission de sortir, et vogue la galère ! »

« Depuis quelque temps déjà, l’on n’était plus à table à poste fixe : des raisons indispensables avaient souvent dérangé les femmes ; les hommes circulaient et faisaient aussi des retraites. On se levait, on venait se rasseoir et l’on buvait d’autant. À travers cette confusion, pour y voir double on ne voyait pas mieux. L’adroite Colombine aussi va faire le tour de la table ; elle n’oublie pas de caresser en passant son cher petit mari, quoiqu’il soit en tournoi d’impromptus avec mademoiselle Nicette. À peine le bon petit homme a-t-il été gratifié d’un iscariotique baiser, que sa leste moitié disparaît par une fausse porte. Je faillis ne pas m’en apercevoir. L’instant d’après je me mouche, mais je retombe aussitôt le nez dans mon mouchoir, et je vais gagner l’issue publique. « Mauvais signe, chevalier ! me crie le comte un peu gris. Pour un soldat, vous ne savez pas boire. (Il croyait tout de bon que je saignais.) Une autre fois nous vous mettrons à la limonade ! »

« Je descends quatre à quatre : une porte de l’entresol bâille, j’y vois le joli museau de ma beauté ; j’entre ; aussitôt deux bons verrous me prennent sous leur sauvegarde… Nous volons au boudoir.

« … Enfin… enfin… chevalier ! me dit Colombine avec autant de baisers que de mots. (Je tombai à ses genoux, tout prêt à lui dire les plus belles choses du monde.) Eh ! non, non ! se hâte-t-elle d’interrompre ; j’ai parfaitement compris que tu m’adores. Je me suis expliquée : il n’y a plus qu’à prouver. Des arrhes mutuelles vont sceller notre sincère accord : voici, fripon, le commencement des miennes ! » En même temps se collant à moi de la tête aux pieds[1], me pressant, m’embrassant, elle me fait trébucher contre une chaise placée d’avance au milieu du cabinet. « Ne bouge pas, me dit-elle, » son joli doigt sur le bout du nez et comme à un toutou qu’on dresse. Je vois alors tomber aux pieds de la nymphe deux uniques jupes de taffetas et de linon ; elle n’a plus par le bas qu’une assez courte chemise de batiste. Déjà dans notre premier embrassement le fichu s’était déplacé : deux monceaux de neige fièrement séparés soutiennent, sans aucun art, à leur centre deux boutons brunets qui donnent par leur dureté l’indice bien sûr du désir… Il est à peine concevable combien la nature s’était plu à ce que cette femme fût singulière en tous points ! Elle avait d’étonnant que si la tête, le cou, les bras, le bas de la taille, les chevilles et les pieds étaient mignons, tout le reste offrait des potelures[2] enchanteresses. La jambe devenait moelleuse et ronde où elle cessait d’être fine ; la cuisse était un chef-d’œuvre ; sous un petit abdomen sans saillie, s’élevait un monticule dodu comme un chanoine, et non moins finement herminé. Le revers de tant de beautés ne peut pas mieux se décrire. Pardon, chère comtesse, si je vous fais tout ce détail ; mais moi-même, qui me serais fort bien dispensé pour lors de cette revue, toute délicieuse qu’elle était, j’avais été forcé de m’y soumettre. Mimi venait de passer d’un état trop suspect à celui de son actuelle perfection, pour qu’elle ne se fît pas un point d’honneur de ne me laisser aucune crainte. L’amour-propre et la probité la pressaient également de me faire toutes ces confidences ; elle poussa le scrupule jusqu’à vouloir que je visse de très-près de quel rose vif était désormais tapissé le sanctuaire des voluptés. Je n’obéis que pour lui faire, par un brûlant baiser, l’aveu de ma confiance absolue. Également honnête homme et n’étant pas moins dans le cas d’être vain à ma manière, je fis mes preuves à mon tour… « Dieux ! s’écrie-t-elle comiquement et tombant en adoration à la vue de ce que j’étalais. C’est bien la peine d’être beau comme un ange[3], quand on est assez fortuné pour avoir cela ! Je ne puis en croire mes yeux ! » En effet, elle y porte soudain ses deux mains jointes dans l’attitude de la ferveur ; un hommage plus pieux encore la courbe et met le comble à l’apothéose. Le saint faillit inaugurer fort à contretemps sa première niche ; heureusement on avisa soudain qu’il était temps de lui dédier un autre temple. Réfléchit-on en de pareils instants ! Serais-je assez ingrat pour rejeter les baisers d’une bouche qui ne vient d’être distraite que par un excès d’amour ! La mienne n’est-elle pas aussi coupable ! Elles se mordent, se dévorent, nos langues joutent, et tout se passant convenablement ailleurs, non sans quelque difficulté, d’abord nous sommes un, au même instant nous ne sommes plus !

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 55
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 55

« Malheur aux languissants mortels pour qui pareille fortune n’est qu’un rapide éclair ! Mimi et moi nous n’étions pas de ces stériles automates. Nos sens se turent longtemps pour laisser à nos âmes divisées tout le loisir de s’allier. Si deux fois encore elles tolérèrent le procédé mécanique de la matière, ces époques ne marquèrent aucun joint décidé dans la série des spirituelles voluptés.

« Nous pûmes, en un mot, nous flatter d’avoir joui pendant une demi-heure toute entière de cette béatitude sublimée que les disciples de Mahomet espèrent de goûter, sans intervalle, dans les bras de chaque houri, pendant un demi-siècle. »


  1. Les belles dames à qui l’on prêtera ce livre, jetteront feu et flamme contre l’impudence de cette femme. Vous aurez grand soin, cher lecteur, d’être de leur avis, et de dire que la seule Mimi était capable d’autant d’impudeur. Vous verrez qu’on vous saura beaucoup de gré de connaître si bien les femmes et d’avoir d’elles une opinion si juste. (Note de l’éditeur.)
  2. On dit bien, d’enflé, enflure : pourquoi pas, de potelé, potelure, quoique le mot ne se trouve pas dans le dictionnaire de l’Académie ? (Note de l’éditeur.)
  3. Chaque fois que Monrose, pour être plus vrai, tombait dans cette faute d’immodestie, je souriais, il rougissait ; mais le mot était lâché.