Monrose ou le Libertin par fatalité/II/09

Lécrivain et Briard (p. 44-50).
Deuxième partie, chapitre IX


CHAPITRE IX

POT-POURRI DONT CHACUN JUGERA SELON
L’ÉTAT DE SON ESTOMAC


« C’était un déjeuner dînatoire[1] qu’il s’agissait de faire chez le grand-Chanoine. Le rendez-vous était pour onze heures. Je vins à la minute, afin d’avoir l’air de faire un instant de visite. Bientôt arrivèrent madame de Folaise, Adélaïde et leur président, en habit d’incognito. Un moment après on eut d’Aspergue, apportant les excuses de madame de Flakbach, désespérée d’être retenue chez elle un si beau jour par le retour subit de sa colique. Au nom de Flakbach je frémis. En dépit de mon fol amour, certainement je n’aurais en garde d’accepter la partie si j’avais un instant imaginé qu’il serait possible d’y rencontrer l’odieuse catin. Cependant d’Aspergue, toujours industrieux en faveur des sociétés, n’était pas homme à laisser celle-ci incomplète. « Au défaut d’une baronne, dit-il, j’ai fait recrue d’une autre. Vous verrez arriver dans un moment madame de Liesseval. » Autre ennemie, mais qui ne me faisait pas autant de peur à beaucoup près. « Nous serons enchantés de la posséder, dit le comte-clerc, l’architriclin. (Je le nommerai désormais tout uniment le comte.) Mais, ajouta-t-il, je me flatte qu’elle nous fera grâce de son scabreux gendarme ? — Elle viendra seule. » Celui qu’on souhaitait de ne point voir est un Gascon de six pieds[2], recueilli par madame de Liesseval à titre de parent, pilier d’obscures bouillottes, obombrant de sa lame la belle cousine ; toujours de là, soit pour occire un humain, soit pour triompher d’une inhumaine. — J’admire, interrompis-je en riant, comment vous vous donnez la peine de me définir cet escogriffe, que je n’ai pu manquer de voir chez mon amie et qui s’est présenté vingt fois, mais bien inutilement, à ma porte ! — C’est aussi cette troisième belle passion de la chère baronne qui m’avait fait enfin renoncer à sa désormais dangereuse société. La pauvre femme ! Comme elle fut accommodée par Adélaïde et Sylvina ! Elles exaltaient à la vérité ses appas, son esprit, sa grâce ; mais tant de c’est dommage que ceci, que cela, se mêlaient à l’éloge ! Ses plus cruelles ennemies n’auraient pu la dénigrer que comme on la louait. Elle parut : on courut vers elle ; on l’étouffa de caresses. Enfin, je vis entrer M. et madame de Moisimont, M. et madame Des Voutes (c’est l’autre couple provincial) ; avec eux une grande, grosse et robuste mademoiselle Nicette, aussi commensale de l’hôtel garni.

« Je ne dirai qu’un mot des maris. M. de Moisimont, bref, efflanqué petit-maître de robe, en avait encore toute la tournure, malgré son frac, son gilet des plus à la mode et son presque militaire catogan. Le bon Des Voutes, visage nébuleux, aussi sombre que son habit, ne montrait aucune prétention. Son appétissante moitié, fraîchement mise, Dodon, décelait quelques velléités d’élégance ; elle promettait. Quant à ma favorite Colombine, elle passait le but. L’Opéra n’aurait osé lui-même risquer le raccourci des jupes, la précoce transparence des vêtements et l’état de pleine liberté d’une gorge qui ne portait que pour la frime une double gaze de nuage tissu. Le moins caustique observateur, à la vue de ma nouvelle amante, n’aurait pu que dire : « Voici une fieffée maîtresse d’escrime toute prête à ferrailler. » Mademoiselle Nicette, Italienne, dont j’aurai plus tard occasion de vous parler, était une virago qu’on pouvait tout aussi bien prendre pour un très-joli garçon que pour une très-belle fille. À la fois musicienne, peintresse, improvisatrice, ses yeux effrontés et roulants achevaient de vous dire : « Nicette est folle. » Telle était la société. Prétendu libérateur de la rusée Moisimont, je pouvais être impunément l’objet de son attention particulière ; aussi s’empare-t-elle de ma main lorsqu’il s’agit de nous rendre à table. Pendant le trajet : « Quand vous ne me verrez plus, dit-elle bien bas, vous vous éclipserez : nous nous retrouverons à l’entresol. »

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 47
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 47

« Vous me ferez taire, ma chère comtesse, s’il devient fastidieux pour vous d’entendre comment tout se passa pendant un repas somptueux dont les huîtres n’étaient que le prétexte ; c’était un seigneur allemand qui nous faisait ses honneurs : c’est tout dire.

« Au déluge de vin blanc que comportait, une avant-garde de plusieurs cloyères, succéda celui du bordeaux, du bourgogne et du champagne, convoyant nécessairement le corps d’armée composé de toutes les substantielles et stimulantes friandises de l’hôtel des Américains[3]. Cinquante personnes de moyen appétit se fussent rassasiées de ce qu’on avait préparé pour douze. L’arrière-garde fit arriver, pêle-mêle avec les glaces, le malvoisie et le tokay, d’immenses jattes[4] de punch et de bischoff. C’étaient de véritables noces de Gamache. Pendant quatre heures que dura ce grand office en l’honneur de Comus et Bacchus, une harmonie[5], postée dans la pièce voisine et dirigée par le comte, donnait, selon les circonstances, du doux, du bruyant, de l’allègre ou du pathétique. — Eh bien ! interrompis-je, voilà que, sans y penser, vous m’avez fait faire un tour en Allemagne. Pour peu que mon imagination décorât vos robins de cordons et de clefs, et suspendît sous les bouquets de vos dames quelques breloques de chapitres, j’aurais le coup d’œil de la cour de quelque margrave. À vous dire le vrai, j’aime bien autant ces gogailles actives que vos petits dîners français immatériels, consistant en quelques assiettes quintessenciées, affichant la recherche, mais renvoyant les gens avec la moitié de leur appétit, parce qu’il est également de mauvaise compagnie, de la part de l’invitant, qu’il ait l’air de prendre ses convives pour des Limousins, et, de la part des invités, qu’ils s’empiffrent, à moins qu’ils ne soient auteurs ou mystificateurs, ces professions dispensant du décorum du régime… Était-on gai du moins ? — Jusqu’à la folie : ma chère Colombine enchérissait encore ; j’en avais du dépit. J’aimais, j’aurais souhaité de la voir plus recueillie dans un sentiment que j’exprimais et dont nous devions être d’accord. Point du tout : elle en était à mille lieues ! — Vous n’aviez pas le sens commun, mon cher ; j’aime bien mieux votre Colombine : cette femme sait, à ce que je vois, mettre de l’ordre dans ses affaires : extravagante à table, elle aura tout le temps d’être amoureuse au boudoir. N’ai-je pas vu mille de ces tristes banquets où les amants appairés, se parlant à l’oreille avec gêne et les cœurs vides, médisant aussi bas du bonheur des occupés, il résultait de ces différents apartés le plus glacial ensemble… d’un excellent ton toutefois… »

Mais y pensé-je ! À propos de quoi me suis-je donc emparée de la parole, oubliant que ce n’est pas de moi qu’il s’agit ! Rentrons bien vite dans nos simples fonctions d’historienne, et remettons les lecteurs sur la trace de Monrose ; il est brûlant d’amour, et pour lui cette éternelle séance n’est qu’un insoutenable contretemps.


  1. Expression de société qui n’est nullement académique. (Note du correcteur d’épreuves.)
  2. Le même qui, si l’on s’en souvient, avait enlevé Soligny. (Voy. Félicia, quatrième partie, ch. III, page 39.)
  3. Fameux magasin de comestibles, rue Saint-Honoré. Il s’y vend, en fait de chère, tout ce qu’on peut imaginer de plus sensuel, de plus rare et de plus coûteux. Un gourmand n’a pas moins de plaisir à lire le catalogue de ce qu’on trouve là, qu’un libertin à lire le Portier ou Thérèse philosophe.
  4. L’auteur n’a pas permis qu’on substituât le mot bols, maintenant consacré. Voici ses raisons : 1o  L’Académie n’a pas encore naturalisé deux ou trois cents mots nouveaux qui sont de précieux cadeaux de notre bonne amie l’Angleterre ; 2o  bol, dont le genre n’est pas irrévocablement fixé ; punch, qui se prononce ponche ; bischoff qui se prononce bichoff et qui signifie évêque, auraient fait à eux seuls toute une ligne en langue étrangère dans une histoire qu’on avait intention d’écrire en français.
  5. La nécessité des notes nous accable : harmonie veut dire ici concert d’instruments à vent, comme clarinettes, cors et bassons ; cette moderne dénomination n’empêche pas les voix et les instruments à cordes de faire aussi de l’harmonie.
    (Notes de l’éditeur.)