Monrose ou le Libertin par fatalité/II/12

Lécrivain et Briard (p. 63-69).
Deuxième partie, chapitre XII


CHAPITRE XII

NOUVELLES AVENTURES. HERMAPHRODITE


« Le lendemain était un samedi. Ponctuel autant qu’amoureux, je vole de bonne heure à Versailles, à l’auberge indiquée. Arrivé le premier, je vois bientôt survenir madame de Moisimont elle-même, in fiocchi, sans hommes, accompagnée de la seule demoiselle Nicette ; leur dessein était d’accrocher, à l’issue du conseil, celle-ci le ministre de Paris, celle-là le ministre des finances, leurs protecteurs respectifs. Elles y réussirent. Vers minuit, je les revis au Juste, où je m’étais ennuyé comme un mort à les attendre.

« Nos affaires sont faites et parfaites, me dit madame de Moisimont avec son enjouement ordinaire ; ainsi nous pouvons souper sans soucis : nous veillerons ensuite à notre aise, car je n’ai guère envie d’assister au brouhaha de demain… »

« À mesure qu’elle parlait, mademoiselle Nicette pâlissait, et l’on voyait le voile du chagrin se déployer sur ce pittoresque visage. En effet, Mimi n’avait point dit tout cela sans dessein, et l’Italienne s’en trouvait fort contrariée. Cette étrangère, qui venait pour la première fois à Versailles, n’avait cessé de répéter dans la voiture combien elle aurait de plaisir à voir le lendemain le spectacle du lever, et à entendre la musique de la messe, curiosité bien naturelle, surtout chez une virtuose. Il y avait lieu de présumer que Nicette, jalouse, comme toutes les femmes, de se montrer avantageusement dans une occasion aussi solennelle, craindrait de compromettre sa fraîcheur dans une veillée. Il s’agissait donc de l’envoyer coucher de bonne heure, nous ménageant ainsi non-seulement le reste de la nuit, mais les heures encore que la curieuse irait passer le matin à la galerie. Mais Nicette, qui ne pensait pas sur toutes choses en femme, regimbait in petto contre l’ouverture faite par notre amie. Nous soupons.

« Malgré le succès de l’audience du soir, et quoique Mimi, non moins pétillante que le champagne, ait déjà fait voler au plafond les bouchons de deux bouteilles, Nicette ne peut être distraite d’un sérieux réfléchi. Nous lui demandons des vers ; elle en improvise de très-fous dans la bouche d’une femme, et qui n’ont aucunement l’air d’être analogues à la situation ; ils ont cependant un sens, et bientôt je vais, chère comtesse, vous donner le mot de l’énigme.

« Au sortir de table, on passe quelque part où les dames se rendent volontiers ensemble et sans suite. Au bout d’un temps un peu long pour semblable cérémonie, j’entends mes convives revenir fort vite, et faisant assez de bruit. La porte s’ouvre : « À mon secours, chevalier ! » me crie fort gaiement Mimi, que Nicette, bien éloignée d’être gaie, s’efforçait de ramener en arrière. Comment me mêler de leur dispute !

« On rentre cependant ; Nicette ferme la porte d’un air boudeur ; madame de Moisimont, s’approchant de moi, continue : « Je viens, ma foi ! de l’échapper belle ! Cette Sapho voulait me donner là-bas du fil à retordre. Tubleu ! comme il va ! » Cette plainte amphibie, loin de m’instruire, contribuait à m’embarrasser. « Eh bien oui, madame, repart avec feu l’égarée Nicette ; je l’avouerai donc, puisque vous venez de le trahir, cet amour que vous devez être fière d’inspirer même à notre sexe ! — Notre sexe, Nicette ! il y a bien quelque chose à redire là-dessus. (Comme tout cela m’étonnait !) — Vous êtes bien Française, madame ! riposte l’agresseuse ; une Italienne à qui j’en aurais dit autant qu’à vous, me ménagerait et ne me ferait pas rougir devant un étranger. — Un étranger, encore ! vous n’avez pas le sens commun, Nicette : le chevalier est mon amant ; nous nous aimons à la folie ! »

« Je ne sais qui de Nicette ou de moi fut le plus assommé de cette indiscrétion gratuite. La virtuose, furieuse, frappe du pied, étend avec bruit ses bras élevés contre la muraille, et s’y colle la face. L’instant d’après, elle veut sortir brusquement ; je m’y oppose, craignant que, dans un premier mouvement, elle ne fasse la folie de retourner à Paris compromettre, auprès de M. de Moisimont, son épouse étourdie. Je saisis Nicette avec les ménagements qu’on doit à ses habits ; nous lui parlons raison ; enfin, elle paraît l’entendre.

« — Vous êtes bien bons tous deux, dit-elle, plus maîtresse d’elle-même et nous serrant les mains. Hélas ! voilà comme je suis : je ne sens rien à demi ; la nature, en m’accordant deux sexes, m’a départi double dose d’âme et de passions. Homme ou femme, j’en aurais trop de la moitié. Quand un climat ardent m’a vu naître, quand je ne jouis de l’existence qu’à de bien extraordinaires conditions, il serait cruel d’exiger de moi que je fusse à l’unisson de vos affections superficielles et de vos badins usages. — Chevalier, interrompt pour lors la folle Mimi, d’après son propre aveu, j’opine qu’on peut bien te mettre un peu plus dans la confidence. Approche et juge par tes sens du prodige que tout à l’heure on m’a fait voir. — S’il me touche !… » coupe tragiquement Nicette avec une expression menaçante.

« Je n’avais garde de me faire arracher les yeux. « Oh bien ! repart Mimi, dont le rôle était différent du mien, si le chevalier est un homme délicat à l’excès, je suis femme, et veux voir les choses de plus près, à mes risques et périls ! » En même temps, elle se jette, bon jeu, bon argent, aux jupes de Nicette ; soit amour, faiblesse ou secret consentement, après une faible résistance, cette créature équivoque laisse parvenir au but une main à qui dès lors il est permis de fourrager.

« Ce n’est point une plaisanterie, me dit après deux minutes l’intrépide visiteuse, elle a tout ! — Tant mieux pour elle ! » répondis-je assez tranquillement, peu content d’ailleurs d’une diversion qui me semblait occuper trop mon amante, et retardait du moins l’heureux moment où je devais partager son lit. « Eh bien, ma chère Nicette, continue ma beauté, s’il est vrai que j’aie sur toi quelque empire, et que tu participes à la galanterie du sexe dont je ne suis pas, j’ai le droit de te commander. À ton obéissance on te reconnaîtra. J’exige que tu fasses voir au chevalier ce que je viens de toucher. Songe que si tu refuses, je tiens désormais pour le plus insolent outrage cette exhibition de pièces que tu t’es permise au cabinet. »

« L’essentielle qualité de Nicette n’était point la pudeur : l’occasion était belle de faire preuve d’amour ; elle se lève donc, et livre, sans scrupule, à mes regards une conformation bizarre, de nature en effet à dérouter un observateur. Cet amphibie, fort exercé sans doute à produire avantageusement des singularités qui n’étaient pas le moins adroit moyen de sa charlatanerie, serrait les cuisses avec quelque affectation ; cette pression donnait à certain hochet, à peu près imberbe et sans grelots, l’air de sortir d’un bourrelet dont les lèvres écartées du haut, vu le volume du cylindre, se réunissaient par le bas, figurant, comme à l’attribut naturel du beau sexe, le seuil magique du centre des voluptés.

« J’espère qu’il va m’être permis de toucher ; mais non : Mimi seule aura ce privilége. On prend ce doigt… qui chez les neuf dixièmes des femmes est particulièrement au fait de semblable local. Nicette promène à mes yeux ce doigt connaisseur, du haut en bas du sillon, et le fait heurter avec quelque prétention contre l’angle inférieur. En même temps l’autre caractère, quoique d’une consistance alors douteuse, exprime, par quelques soulèvements masculins, la part qu’il prend lui-même à l’honneur de cette visite. »