Monrose ou le Libertin par fatalité/I/38

Lécrivain et Briard (p. 194-196).
Première partie, chapitre XXXVIII.


CHAPITRE XXXVIII

NÉCESSAIRE ET PEUT-ÊTRE INTÉRESSANT


Quoique bien convaincue de la justesse de l’axiôme cité, mes fonctions de censeur me défendaient d’y applaudir. Cette thèse ne fut donc point poussée. Monrose continua :

« Grâce à cette tolérance que j’ai pour le reste de mes jours vouée à l’humaine faiblesse, je pus me faire une raison sur de petits revers capables de désespérer qui n’aurait eu que mes passions sans un peu de saine philosophie. Tout le bon temps dont mes célestes hôtesses auraient volontiers disposé uniquement en ma faveur, s’était écoulé sans beaucoup de fruit pour moi ; l’impérieuse voix de la nécessité leur criait, plus haut de jour en jour, de nommer enfin à des places qui, si vous vous en souvenez, étaient vacantes[1] à l’époque justement où devait commencer mon règne. Belmont — faut-il vous révéler notre honte ? — Belmont, vers la fin de ma maladie, s’était arrangée avec un prélat… (Vous serez bien étonnée, chère comtesse, quand je vous le désignerai.) Et comme tout se faisait parallèlement chez deux amies plus unies qu’Oreste et Pylade, Floricourt en même temps passait bail avec un opulent banquier ; le tout, au surplus, sans déroger au serment de m’aimer toutes deux à la folie !

« Vous allez me demander si l’on me fit l’affront de me confier ces humiliants accords, et comment je pus aussi m’instruire des aventures bien terrestres de ces femmes que j’avais tant à cœur d’ériger en divinités. Je n’ai rien su par elles, ou du moins j’avais puisé d’avance, dans une autre source, des faits dont plus tard, il est vrai, leur amitié s’enhardit à me révéler une partie. Si mons Lebrun est un austère philosophe, il est aussi le plus ardent et le plus entreprenant des pasquins. Il avait donné tant d’amour à la femme de chambre de ces dames, il avait pris sur elle un si fort ascendant, qu’il en arrachait tout ce qu’elle pouvait savoir des secrets de ses maîtresses, desquelles d’ailleurs elle ne croyait point médire, parce qu’elle leur pardonnait tout, et les chérissait à l’égal de sa vie. Lebrun, avec plus de morale, et qui se pique d’une autre manière de m’aimer, profitait politiquement de toutes les lumières qu’il pouvait acquérir, se flattant que ses rapports, appuyés de fort éloquentes remontrances, me détacheraient bientôt de mes galantes hôtesses. C’est ainsi qu’en dépit de moi le bourreau déchirait avec suite un bandeau que j’aimais à porter. J’avais beau jurer contre l’impertinent historien, lui prescrire le silence, le menacer, le chasser en un mot, il me répondait, avec un sangfroid désespérant, que lui seul pouvait se chasser d’auprès de moi, quand il sentirait m’aimer moins et m’être moins nécessaire ; mais que tant que j’aurais, comme il le voyait, le mors aux dents, et que, lui, pourrait demeurer maître de la bride (je vous cite ses termes), mes hauts-le-corps et mes ruades ne viendraient point à bout de désarçonner son flegmatique attachement.

« Honnête et rare créature ! Quelle faute j’eusse commise, ma chère comtesse, en éloignant de moi cet incomparable serviteur, à qui bientôt après je devais avoir obligation des plus insignes services ! »


  1. V. le chapitre XX de cette première partie.