Monrose ou le Libertin par fatalité/I/39

Lécrivain et Briard (p. 197-201).
Première partie, chapitre XXXIX.


CHAPITRE XXXIX

QUI N’ÉTONNERA PAS LES GENS DU MONDE


« Enfin, enfin, la faute ridicule d’avoir eu cette détestable Flakbach était expiée ; l’empreinte de ses funestes bontés était effacée jusqu’à la moindre trace, et j’allais être, selon les premières conventions, en droit de réclamer ma liberté ; mais j’étais bien plus occupé de solliciter une revanche serrée où je pusse regagner un si long temps perdu pour le vrai bonheur. On ne me fit pas présenter deux fois ma galante requête.

« Dès que les dernières formes prescrites par le docteur eurent scellé ma parfaite guérison, toutes bornes à ma faveur disparurent. En vain, en nous disant adieu, le prudent esculape m’avait-il fait jurer d’être pendant quelque temps encore fort sobre au banquet des amoureuses jouissances ; ni mes beautés, ni moi n’étions gens à prolonger ainsi notre commun tourment ; j’aimais, j’étais aimé. D’ailleurs je n’ignorais point la double mine creusée sous mon galant intérêt ; je sentais qu’il était délicat à moi de prendre vite un milieu convenable entre l’incivilité d’une retraite trop précipitée et l’indiscrétion d’un trop long séjour. En un mot, également incapables tous trois d’éteindre brusquement le flambeau, nous pouvions du moins hâter le ravage de la flamme, afin qu’il fût plutôt consumé. Huit jours… — Quels jours ! ma chère Félicia ! Fut-ce un songe ? Non : je me souviens trop bien qu’ils ont existé. N’étais-je alors qu’un homme ! Étais-je un dieu ! — Huit jours plongé dans les perpétuelles délices de ma double possession ! Huit jours enivré, comblé de toutes les voluptés de l’amour et du caprice ! Huit seuls jours au bout desquels enfin le nec plus ultrà de mon triomphe était de voir les amies, pour le coup un peu jalouses, se disputer les restes de mes expirantes facultés : tel fut le cercle étroit mais brillant de ma félicité suprême. N’était-il pas bien piquant pour mon amour-propre que la dernière nuit dont je devais jouir entre mes deux Vénus, elles se partageassent mes longs cheveux, les entortillant chacune autour d’un bras, de peur que pendant le sommeil de l’une, je ne pusse la frustrer en me livrant furtivement à l’autre avec quelque inégalité ! Il faut en convenir humblement, ma chère comtesse : cette nuit si différente de celles qui l’avaient précédée, fut celle où le flambeau cessa de donner de la lumière. Soufflé de toutes manières, vers le matin il ne fut plus qu’un charbon fumeux, et presque aussitôt une poignée de cendres.

« C’était le signal de ma retraite : on me rendit l’essor. Hélas ! je ne ressemblais plus guères aux deux moi du frais tableau d’alliance. Vous me revîtes ; je vous fis peur, et vous me grondâtes bien de m’être à ce point fatigué pendant un voyage dont avec raison vous persistiez à nier l’utilité.

J’attendais impatiemment la fin de ce détail, me souciant assez peu des figures hyperboliques au moyen desquelles mon romanesque neveu s’évertuait à justifier la duperie d’avoir fait pendant toute une semaine la chouette à ces deux impitoyables joueuses ; j’avais bien plus à cœur de savoir quel était ce prélat dont je serais étonnée, et qui se chargeait de soutenir madame de Belmont.

Étonnée ! je ne le fus presque point lorsque, après quelques façons, Monrose me nomma le très-lubrique et peu constant oncle de d’Aiglemont, le prélat de d’Orville, de Sylvina, le mien. « Ainsi donc, dis-je à mon pénitent, cet arrangement, qui ne peut pas être plus ancien que de quatre mois, dure peut-être encore ? — Assurément. — Cependant je vois souvent le conquérant évêque, et jamais il ne m’a parlé de cette femme ! — Il a peut-être ses raisons pour cela. » Le fripon souriait : en effet, il me pinçait à son tour ; car j’avoue de bonne foi que de temps en temps Sa Grandeur passait encore avec moi des heures agréables. Certes, c’est dire d’elle un grand bien : est-il beaucoup d’hommes assez aimables pour qu’au bout de huit ans de connaissance on ait encore du plaisir à les favoriser ! Au surplus, monseigneur, plus prudent à mesure que l’âge ajoutait à la gravité de son rôle dans le public, faisait très-bien d’être hypocrite. Il me connaissait peu curieuse des affaires d’autrui ; c’était donc peut-être sans affectation qu’il avait négligé de me confier ses rapports avec madame de Belmont. Beaucoup moins prévenue contre elle d’après le bien que Monrose en avait dit, je me sentais très-capable de pardonner cette maîtresse au prélat incorrigible.

« Sans doute, mon cher neveu, lui dis-je, vous conservâtes chez ces dames vos grandes et vos petites entrées ? — J’en jouis encore : il n’eût tenu qu’à moi que ce fût toujours sur le même pied qu’au moment de notre séparation ; mais un certain jour ayant eu par malheur la vision du pataud dont Floricourt gagnait l’or au prix du partage de mes priviléges, le dépit d’avoir un aussi flétrissant rival me glaça soudain pour elle. Dès que mes soins et mes transports furent inégalement répartis, Belmont, plus qu’amie de sa Floricourt, n’hésita pas à me sacrifier ; elle me rendit le froid dont j’offensais son intime ; notre commerce dégénéra, languit ; il n’est plus aujourd’hui qu’une amitié tranquille, à peine galante, et que n’a dégradée qu’une seule fois un retour capricieux, dont la réalité valut à peine le moindre souvenir de l’heureux temps où tout de bon nous étions sous le charme. »


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.