Monrose ou le Libertin par fatalité/I/37

Lécrivain et Briard (p. 186-193).
Première partie, chapitre XXXVII.


CHAPITRE XXXVII

CONVALESCENCE. ROMANS. PLAIDOYER. C’EST
TOUJOURS MONROSE QUI ME PARLE


« Heureux, ma chère comtesse, mille et mille fois heureux le malade dont l’amour daigne se faire le complaisant hospitalier ! Qu’il est doux de se voir présenter par les plus belles mains du monde les breuvages nécessaires à la guérison ! Qu’on a de plaisir à les savourer quand on peut se dire : « La fin de tout ceci sera le comble de la félicité ! » Quelle gaîté ne répandaient pas sur les plus humiliants détails de mon traitement les étonnants services de deux petites maîtresses se disputant près de moi le soin des lotions et jusqu’à l’intromission de certains remèdes quand j’affectais d’en épargner à mes gens eux-mêmes le procédé burlesque ! Oui, telle était la folie de mes charmantes gardes-malade, qu’il m’était défendu de me médicamenter moi-même d’aucune manière, et que le grave Lebrun était également dépossédé de cette portion des droits de son état auprès de ma personne. C’est ainsi que le triste accomplissement des volontés du docteur dégénérait en récréations bouffonnes, et trompait mon affreuse disgrâce. Combien de fois pourtant, principalement les premiers jours, mes féminins esculapes me mirent au supplice, moins par leurs soins stimulants que par la précaution de ne me traiter jamais qu’ensemble, comme ces dames en avaient fait entre elles l’inviolable serment ! C’est surtout cette réunion qui, doublant mes tentations, soufflait à l’excès le feu de mon amour et mutinait de cuisants désirs, au point de les rendre enfin insupportables. En vain des faveurs de plus d’un genre, mais qui n’étaient que fleurs pour moi, charmaient-elles mon état de privation, et m’assuraient-elles que j’occupais amoureusement deux êtres parfaitement sensibles ! C’était emprunter encore où je me désolais de ne pouvoir au contraire répandre mes richesses. Le plaisir que je donnais excitait ma jalouse envie : une invalide partie de moi-même reprochait, avec rage, surtout à mes baisers, cette fantasque usurpation de ses droits légitimes. J’achetais ainsi bien cher un simulacre de bonheur.

« À cela près, je menais, dans mon hôpital, une vie bien douce. Floricourt, fille d’un artiste distingué, peignait elle-même en artiste. Belmont savait chanter et jouer de la harpe… comme plaire, comme aimer. Elles cultivaient à l’envi mes talents à demi-formés pour le dessin et la musique. Je faisais avec ces maîtresses des progrès surprenants. L’Amour enseigne bien mieux qu’Apollon lui-même : je l’éprouvais.

« Cinq semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles on ne me quitta jamais, si ce n’était pour aller furtivement à quelque spectacle. Pendant ce temps-là je guéris et j’atteignis l’un des plus beaux moments que puisse souhaiter un jeune mondain un peu jaloux de sa figure. Cet heureux point fut habilement saisi par les galants pinceaux de Floricourt, qui, dans un tableau de demi-nature, me peignit deux fois, avec une parfaite ressemblance, chacun des deux moi, mourant du baiser d’une femme céleste ; ces femmes étaient… l’artiste elle-même et notre amie ; derrière nous l’Amour, souriant, achevait de graver avec un de ses traits sur un vase de fleurs : « Et tous quatre ne font qu’un. »

« — Vous finirez, interrompis-je, par me raccommoder avec ces femmes. À vous entendre, on dirait que cela sait aimer et même avec délicatesse ! Comment concilier cette conduite avec mille traits qu’on sait d’elles… en un mot, avec leur réputation ? — Votre réflexion est juste, répondit mon neveu ; il est très-vrai que ces dames sont confondues, dans l’opinion du public, avec une infinité d’autres auxquelles il refuse son estime. Mais malgré le respect qu’on doit à ses jugements, qui ne sait combien le plus souvent ils sont injustes ! Si ce public, toujours avare d’éloges, préconise parfois le faux mérite ou les vices adroitement masqués, doit-on s’étonner que, s’attachant à des apparences défavorables, il prononce légèrement de rigoureux arrêts contre des personnes qui, mieux examinées, entraîneraient peut-être ses suffrages ? Vous devez savoir mieux que moi, ma chère comtesse, qu’à Paris surtout on est le jouet de mille chocs qui, nous jetant çà et là, en dépit de notre naturel et de nos affections, modifient et souvent dénaturent notre existence, au point de nous rendre enfin méconnaissables à nous-mêmes : mes belles amies étaient toutes deux dans ce cas.

« La nature s’était épuisée en leur faveur ; d’étranges hasards leur avaient préparé des disgrâces cruelles, et, comme tant d’autres, elles s’étaient accrochées, dans leur naufrage, à la planche de la galanterie, qui sauve toutes les jolies femmes qui le veulent bien ; ce qui vaut mieux sans doute pour elles que de périr. Le roman de madame de Belmont était surtout un affreux tissu d’innocentes horreurs.

« Une abbesse de haut rang, esprit fort, avait séduit, âgé de seize ans, le fils naturel dont elle était autrefois accouchée : une fille était le fruit de cet inceste. Lucette, secrètement élevée chez des gens du peuple, mais n’ayant point été négligée, fut retirée de là dès qu’elle eut quatorze ans. Dans un bienfaiteur jeune encore et séduisant, elle était bien éloignée de soupçonner un père ; elle espérait plutôt d’y rencontrer un époux. Le premier homme pour lequel avait parlé son cœur triompha sans effort d’une raison qu’on n’avait armée d’aucun préjugé. Lucette, presque aussitôt amante que protégée, donna bientôt aussi des signes de sa prochaine maternité. Sur ces entrefaites, ce père, ce frère méconnu, ce protecteur, cet amant tomba dangereusement malade ; la Faculté lui signifia l’arrêt d’une mort inévitable. Il était riche, ayant été joueur adroit, habile et rusé spéculateur, ayant, en un mot, pratiqué avec un extrême bonheur le système du rem, quocumque modo rem d’Horace[1] : il lui restait donc un moyen de réparer les outrages faits à la candide Lucette, à qui d’ailleurs le sang accordait tant de droits. Que ne se borna-t-il, cet homme criminel, à donner tout son bien ! Mais un imprudent scrupule lui fit aussi révéler à sa future héritière tous les honteux secrets de son origine et de ses premières amours. Cependant la cynique aïeule vivait encore. Elle tenait à tout. On s’employa pour procurer à Lucette un époux. On trouva, sans beaucoup de peine, un gentilhomme aussi pauvre d’honneur que de biens et de préjugés, qui, sachant très-bien qu’il allait épouser une bâtarde enceinte, ne laissa pas de vendre son nom pour vernir la mère et le futur enfant. Au surplus, on ne fit point à cet homme la dangereuse confidence des mystères plus particuliers de la généalogie de son épouse : il l’avait prise comme fille naturelle de gens de qualité. La dot était considérable et comptant, ce que Crispin rival reconnaît judicieusement être préférable, étant plus portatif. En effet, l’incestueux beau-père et beau-frère n’eut pas plutôt fermé les yeux, que M. de Belmont voyagea, gaspilla, joua, ruina sa malheureuse bienfaitrice, et la rendit plus malheureuse encore par des procédés brutaux et par d’indignes reproches. Lorsque tout fut au pis, il convint à M. de Belmont de chercher sa sûreté dans un volontaire exil. Cependant, soutenu, malgré ses déportements, par l’abbesse, philosophiquement indulgente pour le crime et jalouse de montrer quelque pouvoir, M. de Belmont eut encore le bonheur d’obtenir un emploi militaire décent et lucratif sous un autre hémisphère. Son épouse, respirant enfin, mais sans ressources et dédaignant de se jeter dans les bras d’une aïeule auteur de tant de maux, madame de Belmont, dis-je, préféra de composer seule avec la fortune ; on lui donnait de bons conseils, elle les suivit : des amis généreux l’eurent bientôt indemnisée de toutes ses pertes et consolée de ses étranges malheurs[2].

« Le destin de madame de Floricourt, beaucoup moins bigarré, n’avait pas été plus doux. Élevée au sein des beaux-arts, elle avait fait, à quinze ans, la passion d’un magot fou de peinture et de jolies femmes ; qui n’avait d’ailleurs aucune espèce de mérite, mais, en revanche, plus de travers encore que de difformités. Ce vilain homme n’ayant pu supporter décemment le premier grade de cocu que sa femme s’était avisée de lui conférer, il y eut entre eux une rupture d’éclat ; l’objet de la fortune fut ainsi manqué pour la charmante Floricourt ; mais la très-modique pension à laquelle on la bornait, ne pouvant suffire à cette femme sensuelle, et chez qui le goût du faste était le plus raffiné, bientôt, ainsi que Belmont, elle prit le parti de s’entourer d’amis galants et prodigues. Vous voyez, chère comtesse, que malheureuses dans tout ce qui leur était étranger, ces dames furent entraînées par ce torrent où tant d’autres, que rien ne peut excuser, se précipitent d’elles-mêmes avec délices. Mes hôtesses ont donc, selon moi, de grands droits à l’indulgence, et c’est à leur égard surtout qu’on peut dire, comme on ferait bien de l’appliquer à tout le monde : « Tout est ici-bas pour le mieux. »


  1. Du bien, à quelque prix que ce soit, du bien.
  2. Cette étonnante histoire, à quelques circonstances près, est celle d’une personne qui vit encore à Paris.