Monrose ou le Libertin par fatalité/I/33

Lécrivain et Briard (p. 164-170).
Première partie, chapitre XXXIII.


CHAPITRE XXXIII

COMMENT, EN PROVINCE, ON RÉUSSIT À
SINGER PARIS


Je réclame votre indulgence, ami lecteur, pour ma manière de conter, dont j’avoue la bizarrerie, mais qui est d’habitude, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de réformer. Je sens ce que vous devez avoir de peine à suivre des yeux, dans l’air, une balle que plusieurs joueurs lancent et se renvoyent tour à tour. C’est tantôt moi, tantôt Monrose qui parle ; un moment après quelque personnage épisodique s’empare du récit. Tous ces bonds doivent fatiguer votre attention et votre complaisance à me suivre ; mais souffrez une petite comparaison. Autrefois, un roman, de même qu’une histoire qu’il représente, était un jardin régulier, un parc, où se faisait remarquer une symétrique ordonnance : le goût a changé. Maintenant on se plaît dans de petits dédales tortueux, et l’on y fait grâce au désordre du tout, pourvu que chaque partie présente quelque chose d’agréable. Imaginez-vous, cher lecteur, que cette rapsodie est un jardin anglais. Pardonnez-moi la confusion que vous y rencontrez, et soyez content, pourvu que, chemin faisant, quelques détails du moins supportables vous occupent. Vous serez bien surpris, à la fin, de voir que rien de ce que je vous aurai conté n’était inutile. Je conviens qu’il n’y a pas d’étoile au milieu de mon parc, et qu’il y manque une grande et belle allée, au bout de laquelle vous puissiez voir, de très-loin, la décoration du dénouement ; mais errez toujours sur ma parole ; je ne vous égarerai point, et nous arriverons enfin quelque part. Sur ce pied, commencez dès maintenant à trouver bon que, d’Aspergue parlant devant Monrose, qui me met au fait de ce que je vais vous dire, les détails suivants vous parviennent ainsi de la quatrième main :

« Mimi, dit d’Aspergue, fut une enfant gâtée. Son père, très-estimable magistrat, l’adorait, et lui faisait donner une excellente éducation, à laquelle une mère étourdie et folle de plaisir était incapable de présider. Mais ce galant homme mourut trop tôt. Celle qui lui survivait crut marquer aussi beaucoup de tendresse à leur fille unique, en la faisant exister, encore enfant, comme elle-même se plaisait à vivre, c’est-à-dire dans le tourbillon du monde et des amusements, libre, entourée, sans argus qui veillât sur sa conduite, sans qui que ce fût de sensé qui pût, au besoin, prévenir ses étourderies, ou la mettre sur la voie des louables habitudes. À seize ans, Mimi savait tout, et parlait de tout ce qu’une demoiselle doit faire du moins semblant d’ignorer. Les lectures fortes en tout genre lui étaient familières. Très-jolie, ayant de la grâce, musicienne, danseuse distinguée, elle ne pouvait manquer de faire des passions. Tous ces galantins d’une ville de province qui n’ont autre chose à faire qu’à soupirer en vers, en prose, pour une Iris, étaient couchés sur sa liste. Mimi, hère et même hautaine (c’est son malheureux défaut), n’avait garde de favoriser aucun de ses amants ostensibles : leur servage alimentait sa vanité. Sa rigueur, à travers tant d’occasions d’être faible, lui faisait, dans sa province, une réputation. Mais on n’a pas impunément dix-huit ans enfin, la tête pleine des plus chatouilleux romans, et le cœur électrisé par une cohue d’adorateurs, dont plusieurs, abjurant le sentiment, attaquaient avec de plus sûres armes ! Le mezzo-termine que Mimi choisit entre son orgueil et ses secrets désirs, fut de se donner Vanidor, pour lors acteur d’une troupe qui chaque hiver se fixe dans la ville où demeurait notre héroïne. Vanidor, bon musicien, donnait des leçons ; non-seulement il poussa Mimi dans l’art du chant, mais il perfectionna surtout les admirables dispositions qu’elle avait à devenir, avec l’aide des libertins, la plus dévergondée des femmes dans le tête-à-tête, si elle pouvait conserver, avec beaucoup d’hypocrisie, le décorum d’une honnête personne en public. On était bien éloigné d’imaginer que Mimi pût favoriser quelqu’un ; mais si l’on avait voulu lui faire cette injure, on aurait nommé toute la ville avant de penser à Vanidor, capricieusement traité, mortifié, ravalé plus bas même que ne le comportait son état de comédien et de coureur de cachets. Tel est le caprice des humains que Vanidor, mieux accueilli, plus agréablement favorisé dans d’autres maisons, préférait pourtant sa tyrannique maîtresse, et ne pouvait s’en détacher. Il avait une autre faiblesse, et c’est celle qui le perdit. D’assez heureuses fortunes dans la bonne société ne le rendaient point insensible aux dangereuses agaceries de celles des dames du spectacle qui pouvaient faire cas de son talent au boudoir. Vanidor faisait volontiers leur partie ; une carogne de duègne le gâta. Des germes corrupteurs, dont le développement devait par malheur être lent, furent disséminés par lui bien avant qu’il s’en sentît infecté lui-même. L’altière Mimi surtout en avait outrément subi la contagieuse inoculation. C’était vers la fin de l’année comique[1].

« Vanidor partit avec la troupe, de laquelle il demeura toutefois quelques traîneurs, écloppés déjà, comme il devait bientôt l’être lui-même.

« Cependant les roses de la belle Mimi pâlissaient à vue d’œil ; une teinte jaunâtre éteignait sa carnation ; ses lèvres devenaient violaces. Voilà dès ce moment toute la clique amoureuse en alarmes, et s’écriant que la nature, piquée d’avoir vainement pressé l’ingrate Mimi de lui payer son tribut, l’abandonne, et la menace de ruiner ses attraits. L’occasion était belle pour redoubler de galants transports, pour jeter le gant à l’interne ennemie de la beauté et, sans figure, pour solliciter la main de l’attrayante malade. Le tendre, le galant, le passionné Moisimont, coryphée de la jeunesse de robe du lieu, l’homme à la mode, l’ex-favori de la mère, de cette mère qui, pour être elle-même plus indépendante, brûlait de se débarrasser de sa fille, en un mot, l’heureux Moisimont fit pencher la balance en sa faveur ; il épousa.

« Cette grande victoire était à peine remportée, que Vanidor, enfin pleinement éclairé sur son état propre, et en même temps averti par Saint-Far (l’un de ses camarades demeuré en arrière) que la belle écolière venait de se marier, pour tâcher de guérir d’une maladie ordinaire aux jouvencelles trop austères dans le célibat ; Vanidor, dis-je, ne pouvant donner dans le sens littéral de cet avis, sut à l’instant de quelle nature était l’indisposition de sa fringante écolière ; il lui écrivit une lettre que ce Saint-Far devait remettre en mains propres… — Nous sommes au fait de cette circonstance, interrompit madame de Floricourt ; nous savons que, par un mouvement de hauteur assez ridicule, la Moisimont brûla, sans le lire, un écrit qui pouvait la sauver ; allez. — M. de Moisimont, continua d’Aspergue, avait beau travailler de tout son pouvoir à déraciner certaines fleurs dépravées, le jardin de sa chère Mimi s’obstinait, comme de raison, à n’en pas produire de plus bénignes : bien loin de là. Mais, par bonheur pour une épouse trop près d’être reconnue bien coupable, M. de Moisimont, en dépit de sa belle passion, avait eu lui-même un instant de succès auprès de certaine directrice qui s’était donné de grands mouvements pour avoir des partisans dans la magistrature ; le délicat époux vint donc à se persuader que, loin de devoir s’en prendre à sa moitié, d’un accident très-déclaré dont il souffrait beaucoup, il avait au contraire à se reprocher d’avoir communiqué sans doute à son ingénue un second mal plus funeste que celui dont il s’était flatté de la guérir. Quel abus de confiance de sa part ! quel outrage à l’amour ! quel crime !… Dès lors il s’empresse, il prie sur tous les tons celle qu’il croit être sa victime, de permettre que la Faculté prenne enfin connaissance de son état. Elle, de refuser et d’assurer, avec une sécurité qui la justifie de mieux en mieux, que le remède naturel dont elle attend sa guérison, est trop doux pour que jamais elle essaie d’un autre. Bref, avec un caractère assez mou, M. de Moisimont ne pouvant rien gagner sur un esprit altier qu’effarouchait le seul nom du devoir, et le vilain mal ne laissant pas d’aggraver son ravage, il fallut bien user de détours pour tâcher d’arriver enfin au but d’un traitement. Ici, mesdames, je commence à jouer quelque rôle dans les mutuels intérêts de la jeune personne et de l’innocemment perfide Vanidor. » Le café qui parut permit à d’Aspergue de respirer : comme lui je reprends haleine.



  1. On sait que c’est, en province, huit jours avant Pâques.