Monrose ou le Libertin par fatalité/I/34

Lécrivain et Briard (p. 171-175).
Première partie, chapitre XXXIV.


CHAPITRE XXXIV

DÉNOUEMENT DE LA SCÈNE DU DOCTEUR


« Vanidor, continua d’Aspergue, venait d’être appelé à Paris pour doubler en troisième un emploi, à l’un de nos plus honorables théâtres. Je le connaissais de longue date, nous nous liâmes plus étroitement. J’étais aussi le correspondant littéraire de M. de Moisimont, fort jaloux de brillotter dans les petites congrégations académiques. Un jour, comme je nommais ces époux en présence de Vanidor, devenu à Paris M. de Rosimont, il parut enchanté de trouver inopinément quelqu’un qui pût devenir un intermédiaire propice entre eux et lui : cette convenance me valut d’apprendre son épineux secret.

« Le résultat de différentes conversations que nous eûmes à ce sujet, fut que j’attirerais à Paris M. de Moisimont, en le flattant qu’il y percerait au moyen de son portefeuille, duement bourré de pièces fugitives. Les intéressés une fois rapprochés, ce serait des circonstances qu’on prendrait conseil pour se rencontrer, se parler, et faire enfin cesser le malentendu des indispositions de la belle provinciale. Celle-ci avait beau jeu contre son époux, sur qui se trouverait bientôt tomber à plein tout l’odieux de la commune maladie. La seule difficulté qui restât d’après ce plan, naissait de la bégueulerie de madame de Moisimont, qui, plus hautaine encore depuis qu’elle était devenue présidente, ne consentirait jamais à revoir, pour un éclaircissement, M. de Rosimont, plus obscur à Paris à la troisième place, qu’il ne l’était primant en province. Écrire ? il craignait de se compromettre. Je refusais avec obstination d’être porteur de paroles.

« Entre temps, les époux arrivèrent ; Rosimont, assez intelligent mystificateur, imagina le déguisement que nous avons vu, sous lequel encore je ne voulais même pas me charger de l’introduire directement chez sa belle. À la fin, pressé, supplié, tourmenté… je jetai les yeux sur votre maison, espérant peu, je vous l’avoue, de vous engager à mettre du vôtre dans une bonne action qui regardait une femme à laquelle vous ne pouviez prendre intérêt ; mais votre infinie bonté… — C’est assez ! interrompit madame de Floricourt ; du moins votre motif peut faire excuser votre excessive étourderie… — Mille et mille pardons, mesdames, ajouta d’Aspergue ; je croyais vous donner hier, à ce souper, une scène amusante qui ne serait ensuite devenue sérieuse que pour les deux individus intéressés, mais tout nous a contrariés. M. de Moisimont, que nous supposions devoir saisir avec enthousiasme l’occasion d’un docteur bel-esprit, dont je faisais un grand éloge, est allé, je ne sais à propos de quoi, se concentrer dans une sotte admiration pour une momie ! Vous-même, mesdames, vous étiez à mille lieues de nous, et je ne vous ai pas reconnu, je l’avoue, cette attention enchanteresse qu’à l’ordinaire vous savez si bien partager entre les personnes qui ont le bonheur de vous approcher. Le faux docteur ne tarda pas à s’apercevoir que ses frais généraux d’amabilité seraient en pure perte auprès de vous, dont surtout il brûlait de mériter le suffrage ; il lui convint donc de se renfermer dans le petit cercle de trois ou quatre personnes qui l’écoutaient, et desquelles par bonheur s’est trouvée celle qu’il avait exclusivement intérêt à fixer… — Le chaos se débrouille un peu pour moi, dit, en l’interrompant, la charmante Belmont ; une seule chose me chiffonne l’imagination : comment votre docteur Rosimont, qui, ne vous en déplaise, m’a paru épouvantable, peut-il, une fois dans sa vie, avoir plu ? — Pouvez-vous, belle dame, me faire sérieusement cette question enfantine ! Ce paquet, ce rondon à trogne cramoisie, est, au naturel, un fort joli garçon, au visage plein, mais sans bouffissures ; il avait hier, sous ses joues, deux grosses figues sèches, afin de les exhausser : aussi aurez-vous pu remarquer qu’il avait quelque embarras à parler, et qu’il n’a pris qu’un bouillon. Ses sourcils blonds étaient convertis en deux arcs larges, durs et rapprochés, peints au charbon de liège. La perruque, horriblement descendue sur le front, ajoutait au ridicule affecté de ce visage, dont la barbe bleue était encore un effet de l’art. Quant au mannequin, le ventre, les cuisses, les jambes, les bras, tout était exagéré au moyen de coussinets et de bandages, jusqu’à concurrence de remplir un vaste habit, pris à la friperie. Si par accident vous vous fussiez avisées d’ouvrir cette fatale porte de laquelle vous avez tant approché, vous eussiez vu le faux docteur délivré de sa laidement belle perruque, de son noir, de son rouge, de son bleu, sans ventre, etc. ; vous eussiez compris alors que son ridicule embonpoint n’était du haut en bas qu’imposture. D’après ces détails, vous concevez comment le démoli docteur ne pouvait reparaître au salon. C’était pour favoriser sa retraite qu’on m’appela. J’étais utile pour procurer un fiacre, qui, à la porte de derrière, a reçu l’ex-docteur reconduit, avec sa défroque, jusque-là par moi seul…

« Daignez me juger maintenant et voyez si, protestant en homme d’honneur contre tout ce qui n’a pas été la comédie et l’explication, je dois, pour avoir fait une bonne action, avec des moyens imprudents sans doute, perdre l’estime et l’amitié de deux personnes à qui je sacrifierais, sans hésiter, les trois quarts de mes innombrables connaissances. »