Monrose ou le Libertin par fatalité/I/32

Lécrivain et Briard (p. 159-163).
Première partie, chapitre XXXII.


CHAPITRE XXXII

ÉCLAIRCISSEMENT ORAGEUX


« La certitude de n’avoir, par miracle, rien perdu dans le cœur de mes ravissantes amies, me fit oublier pour un instant ma fâcheuse position. Elles achevèrent devant moi de s’habiller. Leur dessein était bien de me sacrifier les Français, quoiqu’il s’agît pour ce jour-là d’une nouveauté de laquelle on augurait diversement, et dont le succès ou la chute semblait intéresser tout Paris[1]. Mais j’insistais pour que, dès ce moment, elles voulussent bien me mettre tout à fait à mon aise en ne se gênant aucunement avec moi. J’obtins donc qu’elles ne se privassent point du spectacle.

« Il me vint une idée, c’était d’engager ces dames à permettre que, ne voulant point dîner comme un homme bien portant, je feignisse d’avoir fait le matin une chute de cheval, d’être saigné et de vouloir observer scrupuleusement une diète ordonnée. Elles comprirent en effet que c’était un bon moyen pour dérouter absolument d’Aspergue, qu’il s’agissait d’ailleurs d’occuper de tout autre chose que de ce qui pouvait m’être relatif.

« À dîner, quoique d’abord on traitât d’Aspergue avec une assez naturelle familiarité, le pénétrant personnage ne laissa pas de paraître intrigué de je ne sais quel air de contrainte et d’humeur dont par degrés les amies cessaient de se rendre maîtresses. Floricourt surtout décelait par moment une impatience expressive : il lui tardait que le service des gens finît pour que nous fussions enfin seuls.

« — Mon cher d’Aspergue, dit-elle pour lors, vous faites sans doute quelque estime de nos personnes et de l’accès que vous avez dans cette maison ? Il va dépendre de vous tout à l’heure de le conserver, ou de vous fermer à jamais notre porte. Il s’agit de nous instruire, en ce moment, avec autant de détails que de vérité, de tout de ce que vous pouvez savoir concernant votre docteur d’hier et celle des provinciales qui a consulté sa science… — Il est aisé, madame… — Ne m’interrompez pas. D’abord, répondez nettement à cette question. Quand vous avez abouché, dans notre maison, ces deux personnages, saviez-vous qu’ils se sont connus ailleurs ? (À cette brusque attaque le blême d’Aspergue eut presque de vives couleurs.) N’hésitez pas, ajouta la vive Floricourt, il nous faut la vérité : elle seule peut aider à vous absoudre. — Eh bien, madame, répondit-il, non sans effort, j’avoue que j’étais instruit d’une liaison antérieure entre les personnes dont vous vous informez. — Ainsi, monsieur, vos demi-confidences étaient un piége, et dans l’intrigue de l’entrevue que vous avez procurée, avec assez d’artifice, c’était madame de Belmont et moi que vous trouviez bon de mystifier ! Nous vous demanderons tout à l’heure à quelle fin. Maintenant savez-vous ce qui peut s’être passé de plus qu’une prétendue consultation dans l’arrière-salon, avant que vous y fussiez appelé ? — Une explication très-importante sans doute. — Et quoi encore ? (Floricourt pétillait de colère.) — Quoi ? madame ! s’il m’était permis d’interprêter l’agitation où je vous vois, j’aurais lieu de craindre qu’on n’ait abusé… — Vous y voilà ! Vos insolents présentés y ont fait ce qu’on ne se permet, hors de chez soi, qu’en des lieux… dans lesquels au surplus l’un et l’autre m’ont bien l’air d’avoir fait leur cours d’éducation !

— Vous m’atterrez, madame. D’honneur ! si j’avais pu soupçonner le moins du monde des personnes auxquelles j’ai pris jusqu’ici beaucoup d’intérêt, d’être capables de manquer au respect que vous êtes faites pour inspirer… je vous jure… — Point de serment, monsieur ; il faut vous en croire sur un simple aveu : d’abord en considération de nous-mêmes, qui savons nous rendre justice ; ensuite à cause de vous ; car si vous pouviez avoir, dans tout ceci, le moindre tort de plus que l’imprudence d’un homme superficiel, et qui se jette volontiers à la tête des premiers venus, il ne nous serait plus possible de vous voir. Au fait enfin : déclinez-nous sans la moindre ambiguïté tous les rapports qui existent entre vos impudents personnages. Monsieur (en me montrant) n’est point de trop. Témoin avec nous… — Témoin ! s’écrie d’Aspergue, je suis pétrifié ! Quoi ! devant vous !… — Peu s’en est fallu ; de même que nous avons tout entendu, nous risquions de tout voir, si, à l’instant d’ouvrir une porte, l’indiscrétion d’un bavardage assez bruyant ne nous eût avertis de ce qui se passait. — Oh ! sur ce pied, madame, repartit d’Aspergue avec un mouvement d’indignation fortement prononcé, je vais vous dire tout ce que je sais, et me confesser ainsi de ma part, très-vénielle, d’une faute que je déteste. Heureux si je puis, après m’être justifié, vous paraître digne d’un pardon que vous ne pourriez me refuser sans faire le malheur du reste de ma vie. »


  1. Ô temps de vertige et de léthargie, où l’à-propos de quelque œuvre dramatique pouvait armer l’une contre l’autre deux armées de badauds pour une guerre ridicule qui ne se faisait qu’à coups d’épigrammes ! On n’avait pas alors l’honneur de savoir ce qu’on vaut. Depuis qu’au lieu de juger des pièces de théâtre, on s’est mis à juger les États et les rois, d’autres soins nous occupent et nous élèvent : il est vrai qu’on s’ennuie à périr et qu’on meurt de faim, mais qu’importe ! on régne. Et quel sot ne payerait pas du sacrifice de tous les plaisirs imaginables la satisfaction de pouvoir se dire : « D’atome je suis devenu roi. J’ai droit de vie et de mort sur quiconque n’est pas en tout point de mon sentiment. Vive le nouvel âge ! Bâillons, jeûnons, et régnons d’autant, et quand le temps nous durera, tuons et mangeons quelques rois, nos égaux. Cela ne laisse pas d’être récréatif ! »