Monrose ou le Libertin par fatalité/I/30

Lécrivain et Briard (p. 150-154).
Première partie, chapitre XXX.


CHAPITRE XXX

SUITE DE LA CONFESSION. AVEU DIFFICILE


« Eh bien ! dis-je à mon pupille, fous venez de passer encore un mauvais quart d’heure, et cela par votre faute. Je gage que vous avez assez négligé cette femme pour que vous en ayez fait une ennemie ? — À peu près ; au surplus, les torts ne sont pas tous de mon côté. Mais remettons à parler d’elle : ce qui la regarde se placera naturellement ailleurs… Après le piquet, ou… si vous aimiez mieux vous souvenir de ce que je vous proposais d’y substituer… — Chut ! chut ! interrompis-je, lui fermant la bouche d’une main qui fut à l’instant couverte de baisers ; point de mauvaises pensées. Le piquet était une punition, dont assurément l’alternative n’était pas un excellent procédé que pourtant, si vous vous corrigez, je voudrai bien avoir de temps en temps pour vous, à titre de récompense. Ramenez-moi bien vite chez vos belles de la barrière Blanche, avec lesquelles sans doute vous allez dîner ? Sachons ce qu’y dira d’Aspergue du docteur en bonne fortune avec cette archicatin de Moisimont. « Je n’en suis pas encore tout à fait au dîner, » répondit le conteur en baissant les yeux. À l’intéressante anxiété que trahissait son adorable visage, je devinai qu’ayant à m’avouer quelque chose de bien grave, il craignait de me trouver peu de dispositions à l’indulgence dont il sentait avoir besoin. Cependant il continua :

« Je fus surpris de ne pouvoir fermer l’œil à la suite de ma triple prouesse. Au bout de deux heures une chaleur incommode m’agita ; je souffrais, à… ce qu’on ne nomme point, d’une cuisson que beaucoup de gêne avec mes deux amies ne m’avait pourtant point fait éprouver : comment ressentir les effets de la strangulation à la suite du trajet le plus commode à travers les pays-bas de madame de Flakbach, vraiment tailladée de façon à ne point estropier son monde ! Vers le matin, j’ai le bonheur de m’endormir, mais bientôt une urgente irritation me réveille ; déjà mon linge est empreint d’une humidité menaçante… Le léger besoin que je satisfais me cause quelque douleur… »

Ici je fus cruelle : frappée, comme au théâtre, d’une situation inattendue, je ne pus m’empêcher d’applaudir et de rire à la fois. « Parbleu ! mon cher Monrose, lui dis-je d’un air de raillerie plus offensant que des injures, vous n’avez bien que ce que vous méritez ! Quoi ! cette scélérate de Flakbach n’avait pas dit gare ? — Oh ! mon Dieu, non. — Vous voilà joli garçon ! Après ? » Il poursuivit.

« Avant dix heures mon état fut décidé ; je fis courir Lebrun chez le chirurgien de l’hôtel ; par miracle on trouva chez lui cet homme ; il accourut. Ayant pris connaissance du cas désastreux, il mit ordre à tout ; barbouilla du papier pour l’herboriste et prescrivit un régime… Ne voulait-il pas que je gardasse le lit ! « Quoi ! lui disais-je, je ne pourrai pas dîner quelque part où j’ai promis ! — Il s’agit bien de dîner, ma foi ! De la bonne chère ! des entremets ingrédientés ! des vins ! du café ! des liqueurs ! De la tisane, morbleu ! de bonnes émulsions, de l’eau de poulet ! Vraiment oui ! j’irais vous mettre la bride sur le cou ! vous reviendriez en bel état ! Ne traitez pas ceci de plaisanterie, M. le chevalier. Votre pouls ne dit rien de bon ; et je ne sais pas s’il ne conviendra point, ce soir, de vous ouvrir la veine. » Maudite Flakbach ! infernale empoisonneuse ! voilà donc ce que me coûte ma sotte complaisance à ne pas mortifier ton luxurieux amour-propre !

« Cependant, je ne puis me résoudre à faire attendre vainement après moi mes célestes amies. Écrivons… Mais que leur dire ? que mon bonheur fut un éclair et qu’aussitôt je me trouve plongé dans les ténèbres de l’infortune. — Holà ! mon cher Monrose, abstenez-vous du ton de l’élégie, ou, sans respect pour votre pitoyable situation, je pourrais être assez franche pour vous laisser encore apercevoir combien vous m’y semblez ridicule !

« — L’esculape est à peine sorti, que je fais monter un de mes gens à cheval pour porter à la barrière Blanche la troisième édition d’un billet d’excuse qui n’avait pas le sens commun. Ces dames, jouissant d’un sommeil paisible, le prolongeaient bien au delà de midi. Mon émissaire, croquant le marmot, avait eu beau pester, répéter que sa mission était de conséquence ; qu’on lui avait recommandé de la faire vite et de revenir à toute bride, le refrain de l’imperturbable portier était qu’il avait des ordres, que sous aucun prétexte on n’entrerait chez ses maîtresses avant le petit jour, et que tout ce qu’il pouvait faire était de tuer, en buvant avec l’impatient, tout le temps qu’il lui conviendrait encore d’attendre. En un mot, il était plus de deux heures lorsque enfin le postillon, mille et mille fois maudit, arriva, m’apportant, dans la plus exiguë mais la plus jolie des enveloppes, un poulet doré, lissé, fleuronné, musqué ; j’y lus ce peu de mots écrits en caractères couleur de rose : « Fidèles à nos traités, nous exigeons la même probité de la part de nos amis : ainsi le cher Monrose est attendu mort ou vif ! »