Monrose ou le Libertin par fatalité/I/29

Lécrivain et Briard (p. 144-149).
Première partie, chapitre XXIX.


CHAPITRE XXIX

QUI DOIT AJOUTER ENCORE À L’IMPATIENCE
DU LECTEUR


L’humilié Monrose venait de tomber à mes pieds. Ses beaux yeux roulaient déjà des larmes. Je craignis pour lors de l’avoir trop sensiblement mortifié par cette explosion d’un mépris momentané dont je n’avais pas été maîtresse. Mais, avec le meilleur caractère du monde, le plus cher de mes amis pouvait-il manquer d’aller de lui-même au devant de ma justification ! « Je sens jusqu’au fond du cœur, me dit-il, ce que votre colère, quoique outrée, a d’obligeant pour moi. Si vous ne daigniez pas prendre à votre élève autant d’intérêt… — Mon élève ! Assurément, monsieur, vous n’avez pas appris de moi… » Je n’osai poursuivre : je me rappelais l’orgie et Géronimo[1], l’aventure du fiacre et Belval[2]… « Je me sentais rougir : le pauvre pécheur me vit à l’instant un visage moins sévère. « Eh bien, ne grondons plus, lui dis-je ; mais suspendons vos récits : je veux effacer de mon imagination le vilain tableau qui vient de s’y former, d’un pauvre papillon frais éclos, diapré des plus agréables couleurs, et sur lequel, tandis qu’il se pavane, s’élance une impitoyable araignée qui, l’entraînant dans sa toile, va le sucer tout vif avec délices… Faisons un piquet. (J’allais sonner.) — Il y aurait sans doute un plus agréable moyen de vous distraire, dit-il en m’arrêtant la main… » Je souriais ; déjà les rayons rosés d’une voluptueuse espérance, saillaient de son visage et se réfléchissaient peut-être sur le mien ; mais…

Dans ce moment un de mes gens parut, demandant si les ordres donnés à la porte étaient aussi contre madame de Liesseval, qui, bien que refusée par le suisse, insistait pour entrer. Comme je ne voulais pas compromettre sur nouveaux frais mon ascendant en marquant une faiblesse décidée toutes les fois qu’il pourrait être question de sceller avec mon pupille un traité de paix par des faveurs, je me hâtai de dire, à son grand étonnement, que je recevrais volontiers madame de Liesseval. Il y avait un peu de malice dans mon fait : depuis plus de trois mois, deux êtres avec qui tour à tour je me trouvais sans cesse, n’avaient pas prononcé devant moi le nom l’un de l’autre, et j’avais même plus d’une fois remarqué comme de l’affectation à s’éviter. Mais je déteste trop les petits commérages, pour que, sans autre intérêt que la curiosité, j’eusse pensé jamais à les questionner au sujet de leur évidente bouderie.

C’était autre chose quand il s’agissait d’éplucher à fond mon ami, comme je venais de l’entreprendre : j’allais observer, voir quelle mine se feraient mes boudeurs en présence ; et les deviner, s’il était possible, me promettait un plaisir plus piquant que celui qu’aurait pu me faire une confidence de leur part.

Le soin extrême que Monrose me vit mettre à lire sur sa physionomie, en attendant l’entrée de sa ci-devant amante, fit sans doute qu’il se tint sur ses gardes ; il ne paraissait nullement agité. Son air fut même respectueusement aisé quand madame de Liesseval parut. Elle traînait après elle un vieux cordon-rouge, dont il fallait qu’elle se fût affublée depuis bien peu de jours, à moins que, de plus loin, elle ne m’eût fait mystère de cette importante conquête. Bref, on venait me présenter M. le comte de ***.

Liesseval était in fiocchi ; le barbon, en grande tenue, sa perruque imitant la coiffure de nos plus jeunes habitués de l’œil-de-bœuf[3], l’habit à proportion. La chaussure seule nuisait à l’illusion : des pieds goutteux et peu traitables n’avaient permis que d’amples souliers, décorés au surplus de boucles du plus frais modèle. Une perfide canne encore, auxiliaire indispensable, démentait, en dépit du costume, l’air de jeunesse auquel prétendait visiblement le sexagénaire Adonis. Ce témoin imprévu fut cause, à mon grand regret, qu’il ne pût y avoir, entre madame de Liesseval et Monrose, une explication où je les aurais malignement embarqués, et qui m’eût fort amusée. Au surplus, des regards tour à tour dédaigneux ou foudroyants, tournés de temps en temps sur ce pauvre chevalier, m’apprenaient qu’on l’aimait encore assez pour lui faire l’honneur de le haïr : il fallait bien d’ailleurs, pour cajoler par ricochet le prétentieux vétéran, victimer sous ses yeux une adorable créature, à propos de qui le moindre air plus gracieux pouvait faire naître, chez le vieillard, une dangereuse jalousie. Si Monrose eût été assez roué pour analyser ce manége, ou assez méchant pour vouloir s’en venger, sans doute que, jouant le léger, l’avantageux, il eût pu, par quelque fine impertinence, se faire raison de l’hostile madame de Liesseval ; mais avec un si bon cœur et, surtout alors, si candide, il aima mieux ne rien laisser paraître de ce qu’il était si bien en droit d’afficher. Certain air de pénitence et presque d’intercession, qui ne pouvait avoir aucun sens pour le vieux lieutenant général, eut bientôt émoussé les traits d’un ressentiment factice. L’imprudente Liesseval, rassurée (car sans doute elle avait commencé par craindre), redevint par degrés naturelle, adressa la parole ; on lui répondit, et certainement la grâce de Monrose venait d’être accordée in petto lorsque, après la courte durée d’une visite de présentation, la glorieuse baronne se leva pour aller montrer ailleurs son illustrant esclave, objet ce jour-là d’une tournée de visites dans laquelle on avait bien voulu ne point m’oublier.


  1. Félicia, seconde partie, chapitre XXII.
  2. Félicia, quatrième partie, chapitre VIII.
  3. Dans le cas où Félicia (restée) traînerait à sa suite cette continuation, il sera bon que des notes, jetées par-ci, par-là, rendent intelligibles certains mots qui pourront, comme l’œil-de-bœuf, n’avoir plus de sens pour la génération suivante, si bien les enragés de celle-ci s’efforcent d’extirper jusqu’aux moindres racines de ce qui concerne la cour. L’œil-de-bœuf était, à Versailles, la pièce où s’assemblaient, soit les courtisans qui n’avaient pas le droit d’entrer chez le roi, soit ceux qui devaient attendre le moment d’être introduits… Aux différentes résidences, on nommait aussi l’œil-de-bœuf la pièce qui remplissait le même objet, quoique celle de Versailles fût seule dans le cas d’être ainsi désignée, à cause de la lucarne en œil de bœuf qui lui fournit de la lumière, vu l’insuffisance de l’unique croisée, désavantageusement placée, qui regarde sur la cour. (Note de l’éditeur.)