Monrose ou le Libertin par fatalité/I/24

Lécrivain et Briard (p. 116-121).
Première partie, chapitre XXIV.


CHAPITRE XXIV

OÙ LE HÉROS EST UN PEU COMPROMIS.


Vous saurez, cher lecteur, que malgré la douceur de l’impromptu dont je viens de me confesser, je me fis quelque reproche d’avoir cédé si facilement : mais que voulez-vous ? je fus toujours, je suis toujours la même. Perdant, du moins pour ce moment-là, le droit d’être sévère sur le chapitre des erreurs de mon entreprenant neveu, politiquement je rompis la séance.

C’était mon jour de loge à l’Opéra : j’obtins sans peine du complaisant Monrose qu’il m’y accompagnât. Il était bien éloigné de prévoir ce qui l’attendait à la sortie, et quelles armes allaient me donner contre lui de nombreux indices de ses galantes fredaines.

Comme, en sa qualité de plus jeune et de parent, il avait cédé ma main au duc de…, qui venait de voir le spectacle dans ma loge, plus de vingt femmes de tout rang, plus ou moins jolies, mais des plus mal famées, et dont quelques-unes étaient des demi-castors absolument usés, donnèrent à mon étourdi, sur tous les tons, des marques d’attention et d’intérêt, que ma présence surtout devait lui faire trouver insupportables.

« Te voilà, beau chevalier ! — Eh bien ! à quand donc ? — Bonsoir, mon chou ! — Point de réponse, monsieur ? — Ah ! c’est du plus loin qu’on s’en souvienne ! — Menteur ! — Oui, c’est encore moi ! — Maladroit ! comme me voilà faite ! — On est bien fier ! — Je te l’avais bien dit, milord s’en doute. — Je soupe seule ce soir. — J’ai chassé notre argus ; mais ne venez pas sans un mot de moi. — À quand notre paix ? » etc. Il semblait que toutes les allures du fripon se fussent donné le mot pour lui fondre sur le corps ce fameux soir-là.

Nous jetons chez lui le duc, et voilà que je me trouve encore tête à tête avec le pauvre garçon, bien embarrassé de sa contenance, en dépit de sa récente reprise de faveur. « Ne mourez-vous pas de honte, lui dis-je très-sérieusement, d’être, comme m’en voilà sûre, l’étalon affiché de ce fretin ou de ce rebut des femmes galantes ! — Grâce, grâce, ma chère Félicia ! Ne m’accablez point par de trop justes reproches. (Il me serrait les mains ; il mettait en jeu tous les ressorts de la contrition ou du moins de l’hypocrisie.) Soyez certaine, continua-t-il, que ce qui vient de m’arriver à cette maudite sortie, serait à jamais la plus frappante leçon pour moi, si son effet n’était encore surpassé par celui de ma honte, quand vous-même avez été le témoin d’une disgrâce trop méritée. C’est cette circonstance aggravante, ineffaçable dans mon souvenir, qui va, je vous le jure, me corriger pour jamais de ma méprisable banalité ! — Que de soins, que d’or, peut-être, en dépit de vos agréments, n’a pas dû vous coûter cette clique de sangsues non moins avides des dépouilles de leurs favoris qu’insatiables des voluptés qu’ils procurent ! — Oh ! pour le coup, vous outrepassez le vrai ; jamais… — Écoutez-moi : je veux bien supposer, — et si c’était autrement, je vous mépriserais comme un modèle de sottise, — je suppose, dis-je, que jamais vous n’avez tiré de votre bourse le vil salaire des faveurs de quelqu’une de ces prostituées ; mais avouez que des parties de plaisir, des commissions pour mille coûteuses fantaisies, des bagatelles, des chiffons désirés en votre présence, en un mot, tout ce menu détail d’impôts que les plus désintéressées excellent à lever sur leurs tenants… avouez que tout cela vous coûte… combien dirai-je ? — Très-peu de chose ; car de même on m’a beaucoup donné, et dans mes mains les bienfaits de l’amour ont fait, je vous l’avoue, une navette perpétuelle. — Et vous n’en avez pas mieux fait. Ce commerce, monsieur, ajoute encore au défaut de délicatesse. Je gagerais néanmoins que vous y êtes encore du vôtre pour un montant effrayant ? — Ne faut-il pas employer son argent à quelque chose ? Est-ce à mon âge qu’on a du plaisir à paralyser, entre quatre ais, le magique générateur de toutes les jouissances de la vie ! — Des sophismes ne m’en imposent point. Oui, sans doute, il faut se faire honneur de sa fortune, et jouir de son âge heureux ; mais ou nous nous brouillerons, mon cher Monrose, ou vous apprendrez à faire de l’une et de l’autre un usage qui tende à vous faire estimer. Quelle est pourtant cette jolie femme au nez en l’air, mais dont la physionomie ne laisse pas d’avoir je ne sais quoi d’extraordinaire et de sinistre ? — Laquelle, s’il, vous plaît ? — Celle qui vous a reproché votre maladresse. Elle n’avait pas l’air de rire, et certes il faut qu’il y ait du grave dans vos rapports avec elle ? — Du grave, d’accord, mais non pas de quoi me voir grondé, car ce que j’ai fait à son occasion est peut-être la meilleure action de ma vie. — Contez-moi cela. — Fille d’un honnête particulier sans fortune, et mariée depuis trois ans avec un riche barbon, la piquante Salizy, vaine de sa taille, telle qu’on en voit peu d’aussi parfaites, négligeait, à cause d’elle, la sage précaution de se faire faire un enfant, ou plutôt, fuyant les hommes et folle de son sexe, elle avait cauteleusement évité, jusqu’à moi, les moindres hasards qui pussent l’exposer à devenir mère. Cependant coquette à l’excès, dévorée de mille désirs que l’impuissant palliatif des caresses féminines ne faisait qu’irriter ; plus hardie enfin, et successivement arrangée avec plusieurs hommes tous éperdus, tous bercés d’espoir, tous d’autant mieux martyrisés, que toutes les faveurs imaginables, excepté la suprême, leur avaient révélé combien, sans celle-ci, leur fortune demeurait incomplète ; Salizy, dis-je, après tant d’escarmouches, se glorifiait encore de posséder ce que, lors de son mariage, elle savait très-bien ne pouvoir être emporté par son époux invalide… Je vins enfin : j’eus le bonheur de démonter un capricieux système ; en un mot, je triomphai, sous le serment, il est vrai, de ne pas user sans réserve de tous les droits d’un vainqueur. Mais, au moment de les exercer, la convention me paraît absurde, contraire même aux véritables intérêts de la bizarre Salizy : salutairement parjure, je la féconde dès le premier jour. — Fort bien ! et voilà ce que vous nommez la meilleure action de votre vie ? — Sans contredit, puisque je fixe ainsi sur cette femme, au nom de l’être qu’elle porte dans ses flancs, une fortune dont, sans moi, l’hérédité ne lui était nullement assurée. — Et si elle venait à mourir en accouchant ? — Vous me glacez d’effroi ! — Ne nous mêlons pas, aveugles humains, d’influer ainsi sur les destinées d’autrui, quand nous sommes à peine en état de diriger la nôtre. Cependant il semblerait que vous ne vous voyez plus ? — C’est l’ingrate qui m’a fermé sa porte dès qu’elle a été sûre de sa grossesse. — Voilà vraiment votre belle action récompensée d’un beau certificat ! »

Nous arrivions : je m’étais assez occupée ce jour-là des choses étrangères à moi. Nous convînmes de reprendre au premier jour la confession de l’aimable fou, laissée sur le canapé du boudoir de madame de Floricourt.