Monrose ou le Libertin par fatalité/I/23

Lécrivain et Briard (p. 109-115).
Première partie, chapitre XXIII.


CHAPITRE XXIII

LE PREMIER, DE CE RÉCIT, QUI M’AIT
FAIT AUTANT DE PLAISIR


« On ne fut pas plutôt occupé du jeu, continua Monrose, que mes enchanteresses m’amenèrent gaiement vers une douillette ottomane, où je pris place entre elles, tandis que d’Aspergue avait l’air de négocier auprès du docteur ; que Saint-Lubin entretenait, non sans quelque jeu de mains, la dame pour laquelle on allait consulter, et que l’autre mari provincial, surnuméraire de la bouillotte, faisait diversion à ses visions cornues, debout devant la cheminée, en méditant les beautés lyrico-poétiques de quelques écrans bigarrés de vignettes et de petits airs.

« Floricourt, s’avise tout à coup de dire l’aimable de Belmont, tandis que tout ce monde est si bien à l’ouvrage, faisons voir au chevalier notre maisonnette. Il est bon qu’il connaisse un local où nous nous flattons bien de le posséder souvent. » Un baiser sur la main de chacune, en les suivant, fut mon unique réponse.

« Outre la jouissance des pièces communes, telles que l’antichambre domestique, la salle à manger, le grand salon et un plus petit, contigu, chaque amie avait encore celle d’un petit appartement complet, simple, mais de l’élégance la plus recherchée. On éprouvait, à l’occasion de ces retraites, le même embarras que causaient elles-mêmes les nymphes qui les habitaient. S’il était impossible de juger qui de madame de Floricourt ou de madame de Belmont était la plus désirable, on ne pouvait pas plus décider laquelle des deux était logée avec plus de goût et de commodité. Leurs lits étaient des trônes… Me sentant déjà bien assuré d’y régner tour à tour, cette idée faisait palpiter orageusement mon cœur. « C’est là ! » m’avait dit, chez elle, avec finesse, la tendre Belmont en me pressant doucement la main. « C’est là ! » n’avait pas non plus manqué de me dire, chez elle, à son tour, l’espiègle de Floricourt, en me pressant la main plus vivement encore. Chaque fois mon expressive physionomie m’avait trahi ; de sorte que l’une et l’autre belle avaient pu juger de l’excès de plaisir que me causait leur flatteuse rivalité.

« Nous étions enfin dans le boudoir de madame de Floricourt. Elle se hâta de fermer la porte, nous fit asseoir dans le sanctuaire de l’amour[1], y prit aussi sa place, et nous étonna par cette ouverture non moins difficile que franche :

« Enfants, dit-elle, gardons-nous de donner dans un piége que la discorde vient de glisser sous nos pieds, et dont, la première avisée, il est de mon devoir d’avertir. Tu voudrais en vain me cacher, ma chère Belmont, que Monrose t’inspire un goût bien vif : je t’en avoue autant de ma part ; nous sommes amies ; je ne veux pas me brouiller avec toi ; tu penses sans doute de même en ma faveur : allons donc au devant du danger de voir rompue, à l’occasion d’un joli cavalier, cette parfaite et sincère union qui depuis deux ans nous rend heureuses. Que le chevalier s’explique sans déguisement. S’il te préfère, je me sacrifie et te cède sa précieuse possession… — S’il te préfère, se hâta d’interrompre l’amie, prends-le vite avant qu’il me plaise encore davantage. Oui, qu’il te reste, chère Floricourt ; que rien, rien au monde (elle avait fixé sur mes yeux les siens humides de larmes)… que pas même lui ne puisse nous désunir ! »

« Le bonheur m’accablait ; j’étais hors de moi ; soudain l’amour m’inspire et me jette aux pieds des déesses. « Non, non ! m’écrié-je avec le plus sincère comme le plus impétueux transport, que plutôt je sois à jamais privé de la moindre de vos bontés, amies non moins généreuses que ravissantes, s’il faut acheter l’une de vous au prix d’un outrage menteur que je ferais à l’autre. Toutes deux célestes, toutes deux si différemment belles qu’on ne peut vous comparer, je veux vous idolâtrer indistinctement, vous consacrer ma vie et… Mais tant de bizarrerie peut-elle être mise au jour sans blesser votre délicatesse ! Je voudrais partager entre vous deux, avec une si parfaite égalité, mes adorations et mes transports… — N’achève pas, interrompt madame de Floricourt, me jetant les bras et me donnant un baiser de flamme ; je vois, chevalier, que la nature a tout fait pour toi !… » Pardon, ma chère Félicia, si je manque ici de modestie ; mais je cite, — Allez votre chemin.

« Déjà madame de Belmont a doublé le baiser de son amie… « Voilà, continua celle-ci, le premier homme chez qui j’aie trouvé le courage de la candeur. Monrose est enfin le phénix qu’ont forgé si souvent nos tendres imaginations. mais dont l’existence nous semblait impossible. Eh bien, nous te prenons au mot, unique chevalier. Tu viens de te déclarer… — ah ! bien sans le savoir ! — pour l’être qui doit combler un souhait fort antérieur à ton heureuse connaissance… — Oui, oui, coupa l’adorable Belmont, tu nous aimeras toutes deux, et nous ferons, à l’envi, notre bonheur suprême de sublimer le tien ! »

« Cette scène passionnée avait quelque chose de trop solennel pour que je songeasse à la gâter par quelque entreprise d’une dérogeante audace. À qui la première m’aurait-il convenu de faire l’insulte de commencer par avoir son amie ? Mais cet embarras ne devait durer qu’un moment.

« Chez moi, dit avec feu la magnanime Floricourt, c’est à moi de faire les frais de notre pacte d’alliance ! » Elle avait en même temps attiré sur ses genoux madame de Belmont, qui se trouvait depuis un moment debout, et… des yeux, la bizarre Floricourt me fait certain signe impératif… J’hésite. Madame de Belmont, digne de son amie, et qui devine quel sacrifice est médité, veut se dégager. On la retient ; on me commande encore. Je ne veux pas me conduire en novice ; j’obéis à madame de Floricourt, les yeux fixés sur les siens, qui continuent de m’inviter au pillage. Je fonds sur son amie. Presque à la première atteinte, celle-ci perd connaissance ; sa tête se renverse, avec toute l’expression du parfait bonheur, sur l’épaule de cette rivale qui lève nos scrupules avec tant de générosité. C’est Floricourt elle-même qui s’empresse d’écarter le monceau de gaze sous lequel bondit le sein de mon expirante victime… Maie mes bras étreignent à la fois ces deux femmes non moins extraordinaires par leurs sentiments que par leurs attraits ; si le sort veut que la céleste Belmont reçoive la première mon âme par la voie brûlante des suprêmes voluptés, du moins sais-je retenir une partie de cette âme éperdue, pour la souffler dans un magnétique et fixe baiser jusqu’au cœur d’une amie dont je ne suis pas moins épris. C’est ainsi que dès le premier instant, le seul critique sans doute, je suis assez heureux pour ne pas trahir mon serment. »

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 114
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 114

Ce n’est plus Monrose qui te parle, cher lecteur ; c’est Félicia qui t’adresse un mot à son tour.

J’avoue que quoiqu’un peu prévenue contre ces dames, dont je connaissais fort bien le catinisme, le récit de mon cher neveu me fit illusion : il venait de me frapper d’une idée de plaisir si vive ; ce joli boudoir, le groupe de ces trois délicieuses figures, le caprice de leur enlacement, l’excès de leur abandon… tout cela se peignait d’une manière si piquante… Il montait du rouge à mon visage… D’involontaires mouvements trahissaient une voluptueuse agitation… Le fripon s’en aperçut et… je ne pus éviter qu’il me fît, avec la pétulante ardeur d’un franc moineau, ce qui venait de rendre sa Belmont si complètement heureuse. La seule différence du lot de cette belle au mien fut qu’étant seule, et les bienfaits du désir que je pouvais moi-même inspirer, et ceux de la réminiscence, et les transports, et les baisers… tout fut pour moi sans partage.


  1. Ici l’auteur me paraît obscur. Il veut dire apparemment dans la niche du boudoir. (Note de l’éditeur.)