Monrose ou le Libertin par fatalité/I/22

Lécrivain et Briard (p. 104-108).
Première partie, chapitre XXII.


CHAPITRE XXII

QUI EN PRÉPARE DE PLUS INTÉRESSANTS


« Une chère délicate, beaucoup d’élégance et surtout la franche liberté, l’âme de tous les plaisirs, présidèrent à ce souper, dont le véritable objet était d’aboucher les provinciales avec le docteur. L’une d’elles était fort incommodée, disait-on, de certaine maladie de femme que guérit ordinairement le mariage, mais qui, chez madame de Moisimont, bravait opiniâtrement, depuis trois mois, la vertu du sacrement et son régime. L’époux, avec de valables raisons pour souhaiter que l’art triomphât enfin d’une indisposition peu ragoûtante, contre laquelle échouait ainsi la nature, n’avait pu déterminer, en province, à aucun remède sa chère moitié, butée à n’user, jusqu’à parfaite guérison, que de celui dont M. de Moisimont était chargé par devoir.

« Sur ce pied et d’autres raisons encore qui seront citées par la suite, le maladroit esculape avait pris le parti de dépayser sa dame, se flattant, en homme de sens, qu’à Paris la Faculté, moins pédante, saurait enfin apprivoiser à ses ordonnances une malade rétive qui, dans ses foyers, n’aurait pas pris, à titre de médicament, un verre de limonade. D’Aspergue, correspondant (car l’exercice de son courtage n’est pas borné dans l’enceinte de la capitale), d’Aspergue avait été de plus loin instruit de tous ces détails : c’était lui qui, ne voulant pas effaroucher madame de Moisimont par l’apparition d’un docteur dans son hôtel garni, s’était si bien entremis, qu’enfin les intéressés se trouvaient en présence dans une maison tierce, comme par hasard et sous les auspices du plaisir.

« Mesdames de Belmont et de Floricourt, bien au fait, trouvaient très-bon qu’à leur souper le docteur fût une espèce de coryphée. Provoqué, vanté, célébré par d’Aspergue et Saint-Lubin, il soutint leurs éloges avec tant d’esprit, il improvisa pour les provinciales des choses si galantes et si gaies, que, faisant oublier par magie à madame de Moisimont qu’il était médecin, celle-ci fut la première à dire bien bas à d’Aspergue son voisin : « Si j’étais femme à consulter enfin quelqu’un sur mon état, j’aurais en ce docteur la plus extrême confiance : il est impossible qu’un aussi galant homme n’ait pas infiniment de talent. — J’allais, répliqua d’Aspergue avec autant de mystère, vous proposer de prendre au bond cet habilissime ; mais il faudrait lui dire un mot dès ce soir… — Moi ! monsieur, non sûrement ! — Je ne dis pas vous, madame, mais moi, de votre part. Sachez qu’on se l’arrache, qu’il est à tout moment hors de Paris, et que d’un mois peut-être nous ne trouverons plus une occasion aussi favorable. » Madame de Moisimont s’était laissée surprendre à la douce trahison du champagne ; sa tête était envaporée. Dans un premier mouvement, elle donna carte blanche à d’Aspergue, qui, de peur que la permission de s’ouvrir pour elle au docteur ne fût révoquée, se hâta de se mêler à d’autres entretiens.

« Pendant que ces dispositions s’étaient faites à petit bruit, d’autres intérêts avaient occupé les autres convives. M. de Moisimont, romanesque et vain par nature, épris surtout de la qualité, s’était brusquement passionné pour les beautés surannées de madame la baronne de Flakbach. Celle-ci, que depuis cinq ou six ans la galanterie offensive laissait parfaitement en repos, n’avait eu garde de mal accueillir un sémillant céladon qui se jetait à sa tête ; tout près d’eux le frais embonpoint de l’autre provinciale picotait vivement le petit plénipotentiaire, mais surtout le leste grand-chanoine[1], moins jaloux de garder le décorum, et qui lui disputait vivement cette conquête, à la barbe de l’oublié mari. Celui-ci, très-embarrassé de sa personne, avait visiblement de l’humeur, mais les amulettes de cour lui en imposant, il n’osait rompre, à ces messieurs, en visière.

« Ces différents tableaux m’auraient infiniment amusé si je n’avais eu moi-même un rôle principal, bien plus agréable que celui d’observateur. Placé, en manière d’étranger à qui l’on fait, pour une seule fois, un peu de façons ; assis, dis-je, entre mesdames de Belmont et de Floricourt ; également attiré par l’une et l’autre ; brûlant pour toutes deux et pouvant, sans fatuité, me tenir aussi pour dit qu’elles goûtaient l’émotion que me causait leur charme[2], je n’étais que par moments distrait d’elles et rejeté, bien malgré moi, dans le tourbillon ; mon état devenait par degrés un voluptueux supplice quand on se leva, fort à propos, car on ne sait ce que, plus longue, la séance aurait pu devenir, tant chacun s’était haut monté selon son caprice. Mais les préparatifs d’une bouillotte, déjà faits dans le salon, causèrent soudain une diversion calmante et nécessaire. Cette table fut bientôt entourée par l’envoyé, le chanoine, madame de Flakbach, M. de Moisimont (à cause d’elle), et enfin par l’amie dodue de madame de Moisimont. »


  1. À Mayence et dans quelques autres cours ecclésiastiques, les grands-chanoines sont d’étoffe à devenir électeurs, évêques, souverains, etc. — On nomme ordinairement comtes, en pays étranger, ces seigneurs tonsurés.
  2. Avec beaucoup de charmes, c’est-à-dire de beauté, on peut manquer de charme ; on peut de même avoir beaucoup de charme avec très-peu de beauté : réunir le et les, c’est la perfection à son comble.