Monrose ou le Libertin par fatalité/I/21

Lécrivain et Briard (p. 98-103).
Première partie, chapitre XXI.


CHAPITRE XXI

NOUVELLES CONNAISSANCES. PORTRAITS


C’est toujours Monrose qui raconte : « Ces dames demeuraient à la chaussée d’Antin, tout près de la barrière Blanche. — Je sais cela. — Vous m’étonnez ! Vous connaissez donc tout Paris ? — Pourquoi non, moi qui ne reviens pas de faire la guerre en Amérique ! Je ne suis pas fâchée que vos aventures me promènent de la sorte en pays de connaissance. Comme c’est la pure vérité que j’exige de vous, il serait difficile que vous me la déguisassiez, quand à chaque trait altéré vous craindriez de me voir substituer à l’instant ce que j’aurais su d’avance à ce que vous auriez voulu me persuader ! — Nous trouvâmes au salon trois messieurs, apparemment familiers dans cette maison, car ils faisaient un piquet. Deux jouaient, le troisième regardait et pariait. L’un des joueurs était un petit homme chamarré de cordons étrangers ; l’autre, un ecclésiastique mondain, aussi décoré d’un ruban et d’une étoile en broderie. Le parieur était un mince et long jeune homme, à la physionomie blême…

— Eh bien ! voilà que je connais encore ces trois personnages ! L’homme aux cordons est un chargé d’affaires, un pensionnaire de plusieurs petits princes d’Allemagne qui, n’ayant en particulier ni assez d’intérêts politiques, ni assez de revenus pour que chacun puisse entretenir à Paris un envoyé, se cotisent et font un sort à un seul conseiller intime, auquel, bien entendu, chacun de ses commettants attache sa petite marque distinctive. Quant à l’ecclésiastique étoilé, c’est tout de bon un seigneur, et même un aimable. Je gage qu’il perdait à la partie de piquet, car le petit plénipotentiaire est grec ! — Vous êtes sorcière, je crois ! La partie était fort chère ; l’abbé jouait du guignon le plus marqué ; et même, à travers les politesses qu’il ne manqua pas de faire à nos dames quand elles rentrèrent, il ne put s’empêcher de laisser percer de l’humeur. — En voici la raison : cet homme a la passion du jeu de commerce, et se pique d’y être fort habile. Il perd fort noblement avec ses égaux ; mais je le connais assez vain pour qu’il se trouvât peut-être humilié de jouer avec désavantage contre un particulier bien éloigné de prouver pour les chapitres. — Et le parieur enfin, puisque vous êtes si savante ? — Long, mince, blême ? À ce signalement j’ai reconnu tout de suite le cicerone de tous les étrangers, leur introducteur en titre dans les musées, les lycées, les loges maçonniques et les petits tripots de bel-esprit. Ce personnage est également le distributeur des billets de toutes les loteries particulières ; le receveur de souscriptions pour tous les bals, concerts et pique-niques ; le porteur d’adresses de tous les virtuoses, docteurs et charlatans ambulants ; il est le premier instruit de tous les bruits de ville, vrais ou faux, plaisants ou scandaleux ; il est au fait des mutations de bail des filles de toutes les listes : il va colportant tout cela d’hôtel en hôtel, paraissant le matin au petit jour de vingt de ces femmes qui se laissent voir à cette heure intéressée, et avec lesquelles ce porteur de feuille fait son travail ; puis il va prendre le vent au Palais-Royal, aux cafés, chez les restaurateurs, ou s’il est sans engagement, il trouve, à coup sûr, quelque curieux enchanté de payer d’un dîner l’instructive gazette clandestine du jour ; ensuite M. d’Aspergue (car il n’en coûte plus rien de le nommer) va courir les loges aux différents spectacles, et finit sa journée par se rabattre sur la première maison où l’on peut souper. — Vous m’épargnez le portrait de ce courtier de société, que depuis j’ai rencontré partout, et qui dès ce premier soir où nous faisions connaissance, m’offrit ses affectueux services. — C’était l’occasion, mon cher, de connaître en huit jours toute la société véreuse de Paris, et de pouvoir même bientôt payer de votre personne dans cette guerre civile perpétuelle qui s’y soutient entre l’armée des aventuriers et celle de leurs dupes ; mais, je ne vous interromps plus. Poursuivez.

« L’abbé de Saint-Lubin survint à son tour, précédant deux personnes pour lesquelles il ouvrit lui-même les deux battants : on annonça madame la baronne de Flakbach. L’être masculin qui donnait la main à cette dame illustre, était un gros et enluminé réjoui, dont, à l’habit noir de velours ciselé, à la perruque bouffante, à la longue canne au bec de corbin, on n’aurait pu méconnaître l’état, le laquais ne l’eût-il pas qualifié de docteur.

« La première scène que nous dûmes à ces nouveaux venus fut de plaintes aigres-douces dirigées par l’efflanquée baronne contre M. de Saint-Lubin. Charriée dans mon rapide vis-à-vis et sur les genoux du docteur, assis dans le fond, la dame avait brisé ses plumes contre l’impériale, aplati son pouf et dépoudré ses cheveux. Mais surtout elle avait souffert excessivement de l’incommode mobilité de l’abbé, placé sur le devant, faisant face, et qui, disait-elle, ne savait ni se prêter aux mouvements d’une voiture, ni s’y enchevêtrer d’une manière qui fût de bonne compagnie. Bref, il ne tint qu’à nous de deviner, surtout à certain sourire sardonique de l’accusé, que pendant le trajet il avait mis à quelque forte épreuve la pudeur de madame la baronne, très-rapprochée de lui, vu la très-ample circonférence de la bedaine du docteur…

« Une dernière carrossée de deux couples provinciaux, maris et femmes, coupa court à ce procès saugrenu.

« M. d’Aspergue était, dans cette conjoncture, le maître de cérémonies, et il y en eut beaucoup, car ces dames de province étaient de grandes façonnières. On se voyait pour la première fois. Les messieurs, tous deux de robe, et qui se piquaient de bel-esprit, avaient arrangé pour les maîtresses du logis de petits Compliments fort bien troussés ; l’un s’emparant de madame de Belmont, l’autre de madame de Floricourt, il ne leur fut pas fait grâce d’une syllabe de ces hommages académiques, qui tinrent fort ennuyeusement tout le monde debout pendant cinq ou six minutes… — Pour Dieu ! mon cher Monrose, faites annoncer enfin qu’on a servi ! »