Monrose ou le Libertin par fatalité/I/20

Lécrivain et Briard (p. 94-97).
Première partie, chapitre XX.


CHAPITRE XX

SURPRISE. COUP DE SYMPATHIE


« Deux figures célestes, plus éclatantes encore de leurs attraits que de leur parure, la tête jonchée de plumes et de fleurs, brillantes de diamants, et répandant le parfum des plus suaves essences, s’introduisent dans la loge avec autant de grâce que de gaîté. Quelles tournures ! Dans les yeux de la brune (élancée), que de feu ! Dans ceux de la blonde (moins svelte et moins grande, mais aussi bien faite), quelle séduisante douceur ! Le sourire est sur leur bouche, les mots qu’elles prononcent sont mélodieux. Surprise enchanteresse dont l’imagination ne faisait pas tous les frais, quoiqu’elle embellît sans doute encore ce délicieux instant !

« Toutes deux, à l’envi, me disent des choses flatteuses en me parcourant de la tête aux pieds à m’intimider. L’abbé provoque un peu des remercîments badins, qu’il obtient à son tour pour s’être si bien acquitté de son message. Puis, tout à coup, afin sans doute que j’eusse le temps de surmonter un embarras visible et non moins flatteur pour ces beautés que les plus éloquents éloges, elles font semblant de s’intéresser infiniment à la scène. Un trait heureux entraîne le public. Elles aussitôt de s’écrier : « Ravissant ! inimitable ! » et d’applaudir à coups précipités sur leurs gants avec de superbes éventails qu’elles risquent de faire voler en éclats.

« J’étais aux cieux. « Des femmes aussi sensibles, me disais-je, et capables de saisir à ce point les beautés de la musique et des vers, doivent être douées d’une organisation bien parfaite ! Quelles âmes ! et que celui qui pourrait les intéresser serait heureux ! » — Holà ! chevalier, interrompis-je ; c’était sur toutes deux, à ce que je vois, que s’étendaient déjà vos vues ? Peste ! il ne faut que vous en montrer ! — J’avoue, répondit-il, que mon admiration les enveloppait tellement l’une et l’autre, qu’il m’était impossible de ne pas les adorer également…

« La toile tombe : c’est alors que mille questions me sont faites, des regards charmants prodigués, et que tant d’amabilité m’électrise enfin au point de me mettre, je crois, à l’unisson de leur agaçante folie. À mesure que je prenais (cela se voit si bien !), j’étais plus content de moi-même ; bientôt après, je ne pus plus douter qu’on ne le fût de moi.

« La seconde pièce avait à peine interrompu notre galant entretien, que madame de Belmont dit gaiement à son amie, en fort mauvais anglais et à mi-voix : « Il est précisément tel qu’il me le faut… — Et tel qu’il me le faut aussi, lui répond madame de Floricourt dans la même langue, prononçant encore plus mal. — Mais entendons-nous, Floricourt : je le veux ! — Je le veux aussi ! — Cela n’est pas juste, je suis vacante. — Qu’à cela ne tienne, je le serai demain. — Mais j’ai parlé la première. — J’y ai pensé, moi, dès l’autre jour. — Sauriez-vous l’anglais, par hasard, M. le chevalier ? interrompit, comme par distraction, l’abbé, sans regarder et tourné vers le théâtre. — Je comprends quelques mots, » lui répartis-je, ne voulant pas me vanter de tout mon savoir, de peur d’embarrasser ces dames ; mais j’en disais assez pour prendre sur elles quelque peu d’avantage. Elles se retournent aussitôt, me regardent un moment, riant comme des folles de leur inutile finesse et se cachant derrière leurs éventails, qu’elles agitent avec une extrême vivacité.

« Deux minutes après, fidèles à l’usage dont m’avait parlé Saint-Lubin, elles se lèvent. Nous quittons la loge. J’offre la main à madame de Belmont, qui se trouvait le plus près ; elle me la serre, je réponds. Avant de monter en voiture, les amies se parlent un moment à l’oreille ; ensuite elles me prient de les accompagner et de céder mon vis-à-vis à l’abbé, chargé d’aller prendre quelque part deux personnes qui devaient être des nôtres le soir. Madame de Belmont placée, j’aide madame de Floricourt à monter. Elle me serre la main ; je réponds, et me voilà, sans y penser, engagé, selon toute apparence, dans une double affaire de cœur. — Je vous en félicite. »