Monrose ou le Libertin par fatalité/I/17

Lécrivain et Briard (p. 78-82).
Première partie, chapitre XVII.


CHAPITRE XVII

SERVICES RÉCOMPENSÉS. MATINÉES
DE SYLVINA


« Débarrassé de l’abbé (continua mon neveu), je sortis pour quelques emplettes. D’anciens camarades de la maison du roi, qui se trouvaient au Petit-Dunkerque[1], m’emmenèrent… — Chez des filles ? interrompis-je. — Point du tout, chère comtesse ; à la Râpée, où nous mangeâmes une matelote ; ensuite aux boulevards, d’où, après un petit spectacle, nous vînmes faire au Palais-Royal un souper totalement masculin. Vous chercheriez vainement à mordre, car à minuit j’étais de retour. — À la bonne heure ! Poursuivez.

« Pendant qu’on arrangeait mes cheveux, votre cocher monta. « Monsieur, me dit-il, voudra bien sans doute, avant de se coucher, venir voir les chevaux qu’on a conduits ici pour lui ? — Des chevaux pour moi ! que voulez-vous dire ? — Les chevaux que M. le chevalier a fait acheter chez Rossmann, et que cet homme a pris la peine lui-même d’amener ici. — Quel conte me faites-vous là ? — Je ne sais si c’est un conte, mais je sais fort bien que j’ai dans mon écurie deux jolis chevaux pour M. de Kerlandec et que j’en ai donné mon reçu. — À la bonne heure ! Mais comme je meurs de sommeil, et qu’on verra probablement demain que les chevaux ne sont nullement pour moi… — Tant pis, monsieur, car ils sont charmants, jeunes et, je crois, excellents, quoique la réputation du maquignon ne fleure pas comme baume. — Je ne descendrai pas : bonsoir. »

« Cependant ces chevaux donnaient de la tablature à mon esprit. Je pensai d’abord que ce pouvait être une galanterie de votre part « Mais, me disais-je aussitôt, à quoi bon Félicia me donnerait-elle, en propriété, des chevaux, quand elle me permet de disposer de tous ceux qu’elle a ? Cependant je suis peut-être le seul au monde qui se nomme de Kerlandec… et je ne connais encore presque personne à Paris… » Un sommeil bien nécessaire mit fin à mes calculs.

« Ce malentendu de chevaux n’aurait pourtant point eu lieu, si le suisse (qui ne m’avait pas vu rentrer, parce que j’avais passé par derrière avec ma clef) s’était du moins souvenu de remettre à Lebrun[2] un billet apporté pour moi vers le soir. C’était de madame de Folaise, qui très-galamment me priait « d’agréer des chevaux que je lui ferais plaisir de ruiner bien vite à venir, plutôt deux fois par jour qu’une, lui prouver mon attachement et recevoir les tendres protestations du sien ». Une bague de cheveux blonds en jarretière parfaitement tissue, liserée de cheveux noirs (que je ne pouvais méconnaître pour être du cru d’Adélaïde), était aussi, mais sans aucun avis, dans on coin du papier. Je ne pus m’empêcher de rire de l’idée que cette bague, nécessairement préparée d’avance, était peut-être la décoration d’une espèce d’ordre dont l’usage de ces dames serait d’honorer leurs communs chevaliers. Une carte à part m’invitait cérémoniellement à venir passer la soirée du surlendemain, du jour précisément où j’avais promis à Saint-Lubin de le joindre à la Comédie-Italienne.

« Comment faire ? à qui donner la préférence ? J’hésitai longtemps : là, j’ai promis ; un désir curieux me presse ; ici, je dois de la reconnaissance… Refuser les chevaux ?… Il n’eût pas fallu les recevoir. Les renvoyer ? Ce serait se brouiller… avec madame de Folaise ? mon cœur y répugnait trop ; avec Adélaïde ? ce m’eût été parfaitement égal !

« Enfin je me décidai ; avant l’heure où l’on vous fait jour, ma chère comtesse, je fis atteler les chevaux de présent, très-jolis en effet, et qui me transportèrent lestement chez la généreuse baronne. Elle ne comptait assurément pas sur moi si matin. Il était onze heures à peine.

« Il me convint d’attendre quelques minutes au salon. Pour lors, la dame parut, mais dans un négligé de saut-du-lit très-chiffonné, les cheveux en désordre, enluminée, palpitante… « Vous voyez, dit-elle, comme l’impatience de voir tout ce que j’aime, me fait sacrifier le petit intérêt de mon amour-propre ! » Par malheur, la porte qu’elle avait cru fermer, avait fait résistance ; je pus voir très-distinctement, dans une glace, le noir mannequin et la rubiconde face du révérend père confesseur, pliant boutique. La porte ne se refermait point ; mais Sylvina, bien éloignée de soupçonner que j’eusse pu rien voir dans l’autre pièce, demeurait tout à fait à son aise avec moi ; bientôt elle se mit à me traiter si bien, que je tremblais qu’il ne lui prit envie de commencer tout de suite à me faire payer l’intérêt des chevaux. L’idée du frappart, qui venait incontestablement d’en découdre avec elle, me donnait, pour la continuation de cette besogne, une si glaçante répugnance, que l’effet eût sans doute été quelque humiliant symptôme d’ingratitude. Mais j’en fus quitte pour la peur. Sylvina, jetant enfin un regard sur cette porte qui continuait de bâiller, rougit et balbutia, me demandant la permission de retourner sans façons à ses affaires. « Cependant, dit-elle très-bas, montez chez Adélaïde : vous ne pouvez vous en dispenser. Elle fait tant de cas de vous, que hier elle se désolait de ce que peut-être vous alliez conserver d’elle l’idée d’une fille. (J’eus bien de la peine à ne pas éclater de rire.) Allez, mon fils, dit-elle plus haut ; surprenez agréablement Adélaïde : on est à la coiffer… « (Cette circonstance seule pouvait m’y décider.) C’est la première porte à droite, au second. »


  1. Magasins de marchandises anglaises, fameux à Paris, avant d’être éclipsé par celui de l’illustre Sickes.
  2. Valet de chambre de Monrose.