Monrose ou le Libertin par fatalité/I/16

Lécrivain et Briard (p. 72-77).
Première partie, chapitre XVI.


CHAPITRE XVI

SUITE DES PORTRAITS. VÉRITABLE OBJET DE
LA VISITE


« Ô ma chère Félicia, poursuivit mon conteur, comme tout cela m’humiliait ! quelles fieffées catins avaient fait, la veille, mon bonheur suprême ! « Et qui est-ce, demandai-je à Saint-Lubin, que cette grosse dame ? — La veuve, autant vaut, d’un payeur des rentes agonisant, répondit l’abbé, madame Popinel, avec qui, par parenthèse, nous espérons bien de vous marier le lendemain de l’enterrement. — Me marier, moi ! — Sans doute : on savait que vous étiez de retour d’outre-mer depuis une semaine ; tout ce qui vous concernait, dès avant votre départ pour l’Amérique, avait été conté comme un roman ; écoutez : vous étiez délicat alors, mais vous promettiez ; vous deviez avoir acquis pendant votre absence, et, si le métier de la guerre ne vous avait pas méfait, vous deviez être un charmant cavalier. — Pourquoi ne vous voyait-on point ? — Parce que probablement l’ancienne concurrence et la jalousie de certaine comtesse

— Ah ! me voici ! interrompis-je ; ainsi je me trouvais honorée, bien à mon insu, d’un personnage dans les entretiens de société de mesdames de Folaise et de Popinel ! Voyons.

« Saint-Lubin ajouta que cette comtesse (sans vous nommer) m’avait subito conduit à la campagne, me chambrait, en un mot, afin que du moins cette fois aucune autre femme ne me fît la première impression. — Fort bien !

« D’après ces détails, ma chère Félicia, je ne pouvais douter que la commère Sylvina n’eût beaucoup babillé et ne m’eût mis dans le cas de paraître au milieu de son cercle comme une espèce d’animal curieux : j’avais peine à contraindre extérieurement l’humeur que me donnaient d’aussi déplaisantes confidences.

« Ainsi, demandai-je sérieusement à Saint-Lubin, on songe à me faire épouser la dame Popinel ? — Certainement : vous n’aurez pas du neuf, du joli, mais c’est une succulente maman, malgré sa quarantaine ; d’ailleurs la meilleure diablesse du monde, et qui donnerait jusqu’à sa dernière chemise pour reconnaître un bon procédé. Ce qu’il y a d’essentiel à citer en sa faveur, c’est qu’elle va se trouver légataire universelle de six cent mille livres, en vertu d’une bonne donation entre-vifs, bien légale. Il y a, je crois, peu de jeunes colonels à qui ce renfort de finance ne parût digne de quelque attention. — Et les hommes d’hier ? — Le sourd est un ancien enthousiaste de musique française, qui pendant un demi-siècle n’a pas manqué un opéra, ni un concert spirituel, ni une messe à grand orchestre : aussi est-il ce que vous l’avez vu. — Les ecclésiastiques ? — Des locataires du troisième de l’hôtel, garniture de la table, le jour des douze couverts. — Les militaires ? — Le boiteux est un sigisbée de madame la payeuse de rentes ; il a payé, lui, tant qu’il a pu les arrérages : la bonne dame l’entretient maintenant pro Deo. L’autre est un gazetier parasite qui pourrait bien être, à petit bruit, un espion public. — Le cordelier ? — Un cordelier à table, au lit ; la pièce de bœuf de la baronne et de son amie. Sa révérence jouit chez ces dames des grandes et des petites entrées, à titre de confesseur. »

Je ne pus m’empêcher d’interrompre ici Monrose et de m’écrier : « Ainsi, toujours la même, ma pauvre Sylvina ! »

« Ma curiosité pleinement satisfaite (c’est Monrose qui continue), j’aurais bien désiré que Saint-Lubin me laissât seul ; mais il avait, pour son compte, un autre chapitre à traiter, et ce n’était pas sans un propre intérêt qu’il avait mis tant d’empressement à me faire visite.

« Vous voilà bien au fait, monsieur, dit-il en approchant avec un peu plus de familiarité son siége du mien ; mais ne me compromettez pas. « Pourquoi, pourriez-vous me dire, un inconnu s’est-il mis de la sorte en frais d’éclaircissements qu’on ne lui demandait point ? » Je vous répondrais, chevalier, que je me suis senti soudain pour vous un… je ne sais quoi de favorable, d’attirant, qui ne m’a pas permis de vous laisser en danger d’essuyer des disgrâces inévitables pour vous, à moins du fil tutélaire que je viens de vous donner et qui vous guidera sûrement à travers le dédale de catinisme où nous avons fait connaissance. Ayez madame de Folaise, ou, pour dire mieux (il souriait), causez quelquefois ensemble de vos intérêts de famille ; fort bien, mais tâchez de lui être assez précieux pour qu’elle ne soit pas tentée de vous mettre en circulation ; autrement vous tombez dans un abîme. Adélaïde ?… vous l’aurez quand vous voudrez[1], chez son amie, chez vous, chez moi. Si jamais vous vous trouvez seul avec elle, donnez-vous-la, sans dire gare, comme on prend une prise de tabac dans la première boîte qui peut s’ouvrir ; mais point d’arrangement avec elle ; vous seriez au blanc au bout de huit jours, et elle ne vous en aimerait pas davantage… Parlons maintenant à cœur ouvert. Cette obscure société n’est nullement votre fait, mon cher ; votre âge, votre état, ce que vous êtes, en un mot, vous appelle a des succès d’une tout autre importance… Eh bien ! chevalier, c’est à moi que vous les devrez ; c’est moi qui veux vous mettre à votre véritable place. Touchez là ! (Je ne revenais pas de mon étonnement.) Voulez-vous vous trouver demain aux Italiens, aux secondes loges no 4, côté du roi ? — Demain… je ne pourrai pas. (J’aurais pu cependant.) — Après-demain donc ? — À la bonne heure ! — Eh bien ! au même spectacle, même rang, mais de l’autre côté, no 7, vous me verrez ; il y aura pour vous une place gardée. — Puis-je savoir ?… — Ne vous embarrassez pas du reste… Que Saint-Lubin soit le plus fieffé maraud de Paris si vous ne faites pas à ce spectacle des connaissances délicieuses, dont vous m’aurez d’éternelles obligations. (Il se lève.) Après-demain ? — Je serai exact. — Prenez note, de peur d’oublier : Italiens, secondes, côté de la reine, no 7. — Cela est entendu. — Serviteur. »


  1. L’abbé ne savait pas que c’était déjà chose faite : il est d’ailleurs très-obligeant.