Monrose ou le Libertin par fatalité/I/15

Lécrivain et Briard (p. 67-71).
Première partie, chapitre XV.


CHAPITRE XV

MÉDISANCES DE L’ABBÉ, TOUJOURS CONTÉES
PAR MONROSE


« Après les civilités d’usage, entre personnes de très-nouvelle connaissance, le premier texte de Saint-Lubin fut les excuses qu’il croyait me devoir pour ce qui s’était passé la veille derrière le paravent « Dans un sens, dit-il, ce petit scandale m’a fait de la peine, car il vous a donné, de la chère Adélaïde, une assez mauvaise opinion. D’un autre côté pourtant, je n’ai pas été fâché que cette scène gaillarde (à laquelle vous faisiez bien un pendant avec la baronne ?) abrégeât entre vous et moi le cérémonial, et nous apprît mutuellement que nous sommes sujets aux mêmes faiblesses. (Je souriais.) Vous ne savez pas, continua-t-il, dans quel guêpier vous êtes tombé !… »

« Je fus enchanté de le voir entamer ainsi de lui-même le sujet sur lequel je m’étais justement proposé de le pousser. « Pour peu que vous soyez enclin, chevalier, à répondre aux avances des femmes, vous ne sortirez pas comme vous voudrez des pattes de mesdames de Folaise, de Montchaud, de Brisamant, de Vauxcreux, etc., solidaires associées qui sont dans l’usage de se passer de main en main les hommes tombés dans l’un ou l’antre filet. Ce sont au fond d’excellentes femmes, à qui l’habitude de s’ébattre ne laisse pas un moment pour les méchancetés. Une qualité surtout (mais qui doit être de peu de considération pour vous, riche, dit-on), c’est qu’elles ont l’admirable, et de nos jours trop rare usage, de payer leurs galants. Quant à moi, possesseur pour tout bien d’un chétif prieuré, j’avoue que je prise fort cet utile statut de leur lubrique confrérie, et que, tout comme un autre, je mets, au besoin, les bonnes sœurs à contribution… Que la corvée serait douce si toutes ressemblaient à votre délectable cousine ! Elle est sans contredit la plus belle, donne le plus de plaisir, et paie le mieux ! C’est, malheureusement pour moi, celle pour qui j’ai le moins à faire. — C’est apparemment mademoiselle Adélaïde qui… — Bonté de Dieu ! qu’allez-vous soupçonner ! Vous seriez peut-être assez bon pour imaginer qu’il y aurait entre cette demoiselle et moi quelque liaison de cœur ? — Qui ne le croirait ! — Daignez m’entendre. Vous inspirez tant de confiance, monsieur le chevalier, et d’ailleurs vous avez déjà vu quelque chose de si positif, qu’il serait bien inutile d’exalter devant vous l’être bizarre avec lequel je m’abattis hier. Sachez donc, monsieur, ce qu’est Adélaïde. Bien née, bien élevée, mais pauvre comme un rat, elle fut recueillie par des bigotes qui l’ont placée, pour son édification, comme demoiselle de compagnie chez la baronne, je ne sais comment en demi-odeur de dévotion ; Adélaïde, pourtant, vit avec sa bienfaitrice à la manière de ces temps de caprice et de corruption ; du reste elle est bien, par le cœur, la plus insensible créature qu’il y ait au monde. Également incapable et d’amour et d’amitié, de même sans ambition, au surplus assez désintéressée, Adélaïde, pourvu qu’elle vive au jour le jour, et que son inimaginable tempérament trouve une surabondante pâture, se soucie peu avec quelles gens elle soit en liaison, quel séjour elle habite, quels hommes, quelles femmes fassent les frais de ses impurs amusements. Madame de Folaise, au cœur tendre et généreux, aux sens doucement effrénés, d’une candeur incurable, que maintient chez elle un esprit borné, peu pénétrant, incapable d’observer et de réfléchir, madame de Folaise est ivre d’Adélaïde, dont, à leur commerce intime près, elle est complétement la dupe. Elle voudrait marier cette fille avec ce robin-mirliflor d’hier, qui me fit l’honneur de fuir à mon approche. Le président Blandin est riche, vain, faux bel-esprit, infatué de sa figure fade et guindée, orgueilleux d’une charge de moyen ordre, mais qui l’élève infiniment, vu la bassesse publique de son origine ; au surplus, bouffi de ses petits talents, et divinisé dans quelques cercles dénués de lumières et de goût. Adélaïde n’aurait, sans contredit, rien de mieux à faire que d’empaumer cet épouseur, beaucoup trop bon pour elle. On ne lui demande que de dire une seule fois au président : « Je vous aime ! » Présomptueux et badaud comme il l’est, c’en serait assez pour qu’il conduisît le lendemain sa nymphe au pied de l’autel… Point du tout, cette rude philosophe, qui sait s’accommoder aussi bien, pour ses plaisirs, d’un malotru que du plus galant homme, n’a pas l’instinct d’user du plus simple artifice pour faire fortune par un sot, d’ailleurs estimable, et qui vaut mille de ceux qu’elle a favorisés ! Par sa faute, le président est jaloux : cet homme est sentimental ; Adélaïde, impudente ; il la croit sage, mais coquette ; il suppose (excepté lui) tout le monde aimé d’Adélaïde : elle a tout le monde, et bien sûrement elle n’aime qui que ce soit. »