Monrose ou le Libertin par fatalité/I/09

Lécrivain et Briard (p. 34-38).
Première partie, chapitre IX.


CHAPITRE IX

ATTAQUE IMPRÉVUE. DÉBUT DE CONFESSION


Il n’est guères honnête de tendre des piéges à ses amis ; cependant je crus nécessaire à l’exécution du projet que j’avais d’arracher à mon cher neveu des confidences peut-être pénibles, la supposition de quelque intérêt qui me fût personnel et qui dès lors exigeait de sa part qu’il me parlât avec vérité.

« Mon cher, lui dis-je, on a fait à votre sujet un pari considérable. (Ce début l’étonna beaucoup.) Vous allez m’apprendre qui a gagné, qui a perdu. — De quoi s’agit-il, s’il vous plaît ? — Quelqu’un prétend que, sous les dehors d’une espèce de philosophie… (il rougit : je ne fis pas semblant de m’en apercevoir) vous cachez un libertinage… poussé même assez loin, si l’on ne ment point. J’ai parié cinquante louis que vous êtes incapable de ce qu’on veut vous imputer, et qu’au besoin vous donneriez votre parole d’honneur de la régularité de votre conduite ? — Je suis vraiment au désespoir de vous faire perdre, ma chère Félicia, répondit-il après un instant de réflexion, et laissant paraître sur son expressive physionomie non moins de souci que de confusion ; mais… il est par malheur trop vrai que le pari ne vaut rien pour vous. — Monrose, je perds ! Nous habitons le même hôtel, et j’en sais moins sur ce qui vous concerne, que l’étranger avec qui j’ai compromis mon argent ! C’est assez ! monsieur ; j’avais compté sur votre amitié, mais je vois bien que je… — N’achevez pas ! interrompit-il, se jetant à mes genoux comme je faisais un mouvement pour changer de place ; demeurez, de grâce, et daignez m’écouter. »

Des larmes qui justifiaient bien éloquemment son excellent cœur, mouillaient ses yeux. Les miens aussi faillirent en répandre.

« Un seul mot, mon ami : seriez-vous malheureux ? — Non, non, ma chère ; mais j’ai bien risqué de le devenir… — Votre santé ? — Soyez sans inquiétude : elle est parfaite. » Je fus soulagée : un serrement de main bien affectueux l’assura que j’avais pardonné. Je m’assis : il me fit face.

« Que ce moment est doux pour moi ! dit-il d’un ton que l’insensibilité ne sait pas feindre ; pourquoi faut-il que la crainte d’un peu de ridicule m’ait si longtemps privé des consolations que m’aurait infailliblement fournies votre parfaite amitié ! Rassurez-moi : puis-je encore me flatter qu’elle me soit conservée ? — Oh ! oui, tu le peux, Monrose ; et dans ce moment plus que jamais, je t’en crois digne. — Votre pari me regarde. — Je n’ai point parié. »

Il sentit bien que ma petite supercherie ne méritait pas un reproche. La réponse fut un de ces transports caressants où l’âme a bien aussi sa manière de répandre de la volupté ; j’attendais ses confidences ; voici comment il me les fit après un court instant de réflexion et de tristesse :

« Je ne sais s’il vous souvient que dès le lendemain de notre retour à Paris je crus devoir me présenter chez madame de Folaise, ayant négligé de le faire avant de vous suivre à la campagne. Je lui devais trop de reconnaissance pour que, malgré les torts qu’elle se donne avec vous[1], il n’y eût pas eu peu de délicatesse de ma part à manquer, auprès d’elle, d’égards et d’empressement.

« Je m’attendais à me retrouver avec une espèce de bonne bourgeoise désabusée du monde, vivant fort simplement et sans beaucoup d’alentours. Je me souvenais que certaine petite vérole l’avait cruellement traitée, et que, de deux fort beaux yeux, l’un surtout avait failli perdre la lumière[2] ; vous pouvez donc être bien assurée, ma chère comtesse, qu’aucun projet de coquetterie ne m’avait induit à me parer pour cette grave visite. Mais, pour ne vous rien taire, j’avais le dessein d’aller, au sortir de chez madame de Folaise, faire un peu la roue au foyer de l’Opéra. — C’était en effet l’occasion d’essayer le délicieux habit qu’on vous avait apporté ce jour-là. Vous étiez superbe. Après ? — Quelle fut ma surprise, en mettant le pied dans cette maison, d’y reconnaître sous toutes les formes des prétentions infinies au faste et à la qualité ! Point de suisse, il est vrai, mais une livrée remarquable : plusieurs pièces à traverser, dans l’une desquelles était encore une table où beaucoup de monde avait dîné. Mon étonnement redoubla, lorsque, les deux battants ouverts, on m’introduisit dans cet arrière-salon dont vous connaissez la voluptueuse élégance, et où je vis enfin la maîtresse de la maison tenant tête à plus de dix personnes ! »


  1. Sylvina, dame de la baronnie de Folaise, n’en avait pris le nom qu’après la mort de son mari, qui avait constamment refusé de le porter. La baronne et la comtesse se voyaient peu. La première avait primé ; elle était déchue : cette infériorité l’humiliait. Félicia, qui l’aimait, se mettait souvent en frais d’avances, mais Sylvina se dispensait volontiers d’y répondre. Elle aimait pourtant aussi beaucoup son ancienne pupille, mais de loin.
  2. Voyez la quatrième partie de Félicia, chap. VI.