Monrose ou le Libertin par fatalité/I/08

Lécrivain et Briard (p. 29-33).
Première partie, chapitre VIII.


CHAPITRE VIII

BEAUCOUP PLUS LONG QUE JE NE L’AURAIS VOULU


Monrose occupait dans mon hôtel un appartement décent, commode, et qui avait ses issues particulières ; d’ailleurs il vivait chez moi, répandu dans ma société, qui l’admirait, le chérissait ; il disposait d’une de mes voitures, et son revenu, fort honnête, pouvait être employé tout entier à satisfaire des fantaisies agréables.

Sur ce pied, il était sensé de ma part que, prenant à lui l’intérêt le plus tendre et le plus pur, j’étudiasse beaucoup la manière dont il allait vivre à Paris, séjour si dangereux pour les êtres qui, tels que Monrose, réunissent de si nombreux avantages. Il s’agissait de savoir quelles seraient ses liaisons, ses habitudes ; à quelles occupations, à quels amusements il donnerait une préférence que je ne voulais pas même indiquer, mon intention étant, au contraire, de cacher à mon précieux ami une grande partie de l’influence qu’il me semblait possible de conserver dans ses futures destinées.

Pendant un hiver entier, je le laissai parfaitement libre. Galant sans prétentions avec moi (qu’il avait enfin appris à bien connaître), il n’était plus qu’un charmant voisin toujours à mes ordres, mais de qui, dix fois contre une, l’état de mon courant me faisait refuser les essentiels autant que doux services.

Je voyais d’ailleurs avec beaucoup de contentement que les exercices du corps, comme la danse, la paume, l’équitation, et ceux de l’esprit, comme la lecture des bons livres, le dessin, la musique, occupaient ses matinées ; qu’exact à toutes les bienséances de la société, il ne négligeait aucune des personnes que des vues d’agrément ou d’utilité lui prescrivaient de cultiver ; qu’il recherchait l’entretien des gens sensés, instruits ; qu’il comblait les femmes d’égards, et ses amis particuliers, de ces attentions délicates qui caractérisent encore mieux un cœur fécond en bons sentiments, qu’elles ne prouvent une éducation distinguée et l’heureuse habitude des actions honnêtes. Monrose avait de plus le goût des bons spectacles, des concerts choisis, des assemblées décentes, mais une égale aversion pour ces lieux publics où les sots et les aventuriers ont le droit de se mêler aux honnêtes gens du monde.

Sous tous ces rapports, Monrose était infiniment mieux qu’on ne devait le prétendre d’un homme de vingt-deux ans, et chacun (hors un seul ami que je savais être bon observateur) me faisait compliment de cette incroyable maturité peu compatible avec le régime d’un militaire qui s’était transplanté, presque enfant, sous un ciel si différent du nôtre. Moi-même je m’étonnais de cette manière d’être si peu conforme à ce que je prévoyais de la part d’un jeune homme bouillant, et dans l’âme duquel je connaissais les germes de plus d’une passion, avec de si puissants moyens de figurer avantageusement dans un certain monde… disons parmi les femmes, si habiles à deviner et surtout à mettre à toute épreuve les individus doués du genre de mérite que je connaissais à mon rare neveu. « Comment, me disais-je quelquefois, cet effréné, qui débuta par remplir en vingt-quatre heures la forte tâche de renouer sept fois avec une ancienne amie, de violer impitoyablement une persiffleuse soubrette et de prendre d’assaut la maîtresse quelques heures plus tard ; comment peut-il s’être métamorphosé tout à coup en Caton et soutenir ce rôle ? Il y a nécessairement sous cette singulière apparence quelque gaillarde réalité qu’il ferait bon connaître et dont il serait divertissant de pouvoir bien railler l’hypocrite, si toutefois il ne s’agit pas de quelques travers desquels il n’y aurait pas moyen de plaisanter. » J’avais frappé sans fruit à toutes les portes ; Monrose était adoré de ses gens ; ils ne parlaient de lui que pour chanter ses louanges… Mes femmes ? malgré le respect qu’elles lui portaient et l’admiration qui régnait dans leurs propos, je les voyais toutes deux fières de son amabilité et même un peu jalouses. Cependant elles ne me fournissaient aucun autre indice du grand bien dont infailliblement il s’était mis avec l’une et l’autre, car elles étaient parfaitement jolies, et c’était à qui des deux serait le plus occupée pour lui ; je riais de voir bien souvent mon propre service en souffrir ; mais, de leur part et de la sienne, pas l’ombre d’une indiscrétion !

Je résolus donc enfin de ne me rapporter qu’à moi seule du soin de pénétrer les secrets de Monrose, s’il en avait. À cet effet, un certain jour je fis défendre ma porte, sous quelque prétexte qu’on voulût me voir. Puis, retenant après dîner mon cher pensionnaire seul et clos avec moi (ce qui d’abord lui parut devoir aboutir à tout autre chose qu’à l’enquête méditée), il y eut entre nous une longue et bien instructive conversation[1] qu’on voudra bien me permettre de renvoyer aux chapitres suivants.


  1. On voit ici que Félicia, de peur d’effrayer ses lecteurs, n’ose pas dire tout uniment que la confession de Monrose remplira tout un volume. Plus franc, je préviens ici que tout à l’heure, c’est Monrose qui va parler, et que Félicia ne fera plus qu’écrire sous sa dictée. (Note de l’éditeur.)