Monrose ou le Libertin par fatalité/I/10

Lécrivain et Briard (p. 39-44).
Première partie, chapitre X.


CHAPITRE X

QUELLES GENS C’ÉTAIENT. MÉCOMPTE


« Quand même madame de Folaise, lorsqu’on m’annonça, n’aurait pas dit, avec une joyeuse exclamation : « Je savais bien qu’il ne manquerait pas de venir ! Le voilà : c’est lui-même ! » j’aurais nécessairement deviné, à l’air curieux qu’avait toute cette coterie, qu’on s’attendait à me voir, et que j’avais été d’avance le sujet de la conversation.

« Madame de Folaise, debout devant sa vaste bergère, m’attendait les bras ouverts, et reçut mes compliments avant que personne eût osé se rasseoir. Une grosse dame qui fermait le cercle à l’autre angle de la cheminée, me tenait, toute prête, à côté d’elle, une place qu’elle m’invita gracieusement à venir occuper, tandis que près de Sylvina une assez belle personne (qui pouvait pourtant bien avoir ses vingt-cinq ans) demeura, se penchant sur elle, comme par l’habitude de lui parler ainsi familièrement à l’oreille : c’était de moi ; ces dames me toisaient en même temps du haut en bas ; au surplus, avec des mines évidemment favorables. Je risquai de conjecturer dans mon cerveau que la grosse dame était quelque financière huppée, et la demoiselle (car celle-ci n’avait point de rouge) quelque complaisante, jouant chez madame de Folaise un rôle subalterne. Vous connaissez tout cela, ma chère comtesse ; mais je vous en parle pour que vous sachiez comment j’étais alors affecté.

« Je ne me trompais pas : les hommes étaient deux ecclésiastiques d’un extérieur ordinaire ; un cordelier à rouge trogne, trois personnages en couleur, l’un desquels était sourd à ne pas entendre le canon ; deux chevaliers de Saint-Louis, et, je vous gardais celui-ci pour la bonne bouche, un aimable magistrat, à tous crins, qui ne répondait qu’au nom de président ; un de ces êtres pour qui tout le monde se tait dès qu’ils daignent prendre la parole.

« En vérité, chevalier, me dit madame de Folaise dès qu’on put s’entendre, vous eussiez été bien plus aimable de venir me demander à dîner, que de faire une visite de cérémonie ! N’est-ce pas, ma bonne amie (s’adressant tout de suite à ma grosse voisine), mon cousin[1] eût été cause que nous aurions pu garder le cher abbé, au lieu de le renvoyer comme, avec ses petitesses (en montrant le sourd), monsieur nous y a forcées, de peur qu’on ne fût treize à table ! » Comme chacun fit à la fois, sur ce préjugé, sa petite épigramme avec l’intention d’y mettre quelque esprit, et que chacun riait de ce qu’il venait de dire, l’enjouement parut général. Le pauvre diable aux dépens de qui l’on s’évertuait ainsi, marquait, par une grimace dont ma gravité fut à son tour presque déconcertée, qu’il était au désespoir de n’être point au courant : « Quand on est sourd, dit-il en soulevant les joues de sa grosse perruque, on est bien à plaindre. Qu’est-ce qu’on dit donc ? » Il cria ces derniers mots de façon à nous rendre pour un instant aussi sourds que lui : on tâcha vainement de lui faire comprendre, par signes, qu’il ne perdait rien d’intéressant. Comme il s’était vu pendant un moment le foyer de tous les regards ; persuadé qu’il s’était dit quelque chose d’obligeant pour lui, et ne voulant pas demeurer en reste, il se lève pour faire à tout le monde, de l’air le plus gracieux, une profonde révérence.

« Cependant madame de Folaise ne tarissait pas sur le chagrin qu’aurait l’abbé de n’avoir pas été témoin de ma visite ; sur le plaisir que j’aurais à faire connaissance avec un aussi charmant garçon que l’abbé ; sur celui qu’il aurait lui-même à faire la mienne. Puis, pour moi, des compliments à me faire perdre contenance ; et le lourd encensoir de passer par chaque main pour m’enfumer. Enchérissant encore, le merveilleux président venait d’accoucher d’un impromptu sur le bonheur qu’avait Vénus (Folaise) de voir ramener Mars (moi, si vous voulez bien me le permettre) à ses pieds, par les mains de l’Amour, qui, pour le coup, n’était que votre cocher, lequel ne ressemble guères à l’Amour, avec sa large carrure et ses épaisses moustaches. Je ne sais de quoi cette diablesse de baronne pouvait s’être vantée… — Eh mais ! interrompis-je, tout au moins d’espérer, peut-être aussi d’avoir été plus heureuse, quoique son ancien triomphe ait été bien peu de chose… — Y penser, répartit finement le conteur, ce n’est pas rappeler le plus beau trait de notre vie. — C’est la vérité : poursuivez[2].

« Le long panégyrique de l’abbé fini, tous les lieux communs de la fade adulation épuisés sur mon compte, il ne fallait plus, pour combler mon ennui, que le piano discord sur lequel on engagea la demoiselle confidente à nous toucher la vieille sonate de Donauer, dont trois ou quatre auditeurs chantaient de mémoire la partie d’accompagnement. Que ne m’étais-je esquivé pendant cette musique ! Mais ayant, par malheur, attendu la fin, comme j’ouvrais la bouche pour prendre congé, madame de Folaise prit soudain la parole pour proposer un tour de promenade au Luxembourg. À l’applaudissement général qu’obtint cette idée, je reconnus à l’instant que tous ces gens-là n’étaient pas moins ennuyés les uns des autres, qu’ils venaient eux-mêmes de m’ennuyer. On courut aux chapeaux, aux épées, aux éventails. Tous les hommes défilèrent à petit bruit, excepté un vieux chevalier de Saint-Louis, un peu boiteux, pour offrir la main à la grosse dame ; le robin bel-esprit, pour jouer le même rôle avec la demoiselle musicienne, et moi, dans le bras de qui madame de Folaise engageait sans façon le sien, avant de s’être informée si cette promenade pouvait m’être agréable.

« J’enrageais tout bas de me voir ainsi forcé de troquer mon opéra contre cette maussade après-dînée. Cependant, il fallait faire les choses de bonne grâce. Nous franchîmes de pied, à pas de procession, le court espace que vous savez, et le plus triste des beaux lieux de l’Europe nous reçut dans son enceinte à peu près déserte. »


  1. Monrose n’était rien à Sylvina par le sang ; mais elle avait des vues que bientôt on connaîtra.
  2. V. dans Félicia, partie 3e, c. II, le détail de cette aventure.