Mundaneum (p. 382-386).
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Corrélations ultimes


MONDE, UNIVERSALISME, MONDIALISME.

L’homme — il faut ici rappeler l’exposé antérieur — est connaissance, sentiment, action. a) La connaissance, sous la direction de la logique, s’élève de la première observation des choses au système général des sciences. b) L’action, sous la direction du plan, peut s’élever du premier acte au plan mondial, c) Le sentiment, sous la direction du goût, s’élève de la sensibilité diffuse à l’harmonie universelle.

À tous les étages, il y a relation entre les trois ordres. Et le progrès consiste en une élévation simultanée et équilibrée selon les trois directions. Ce problème de corrélation est double : 1° établir au maximum les corrélations dans les trois ordres, pensée, action, sentiment, chacun envisagé en eux-mêmes ; 2° établir au degré supérieur la corrélation entre les corrélations de ces trois ordres.

L’Universalisme est conçu comme un système qui embrasserait toutes choses. Universalisme pour la pensée (synthèse ou philosophie générale de la science), pour l’Activité (économie générale ou organisation), pour l’Émotion (coordination de la sensibilité et union des arts), pour l’Expression (système général pour traduire pensée, action et émotion en termes intelligibles ; pour en représenter, avec un maximum de maniabilité, toutes les parties et tous leurs ensembles).

Conception réelle ou voulue du monde, c’est au fond ce qu’a recherché la vieille sagesse des peuples et l’antique philosophie au cours de tous les siècles. Mais sagesse et philosophie ont été déchues de leur rang élevé parce qu’elles se sont éloignées des masses et qu’agissant en profondeur, elles n’ont pas embrassé le total des choses reconnues de plus en plus vastes, complexes et interdépendantes. L’universalisme, le mondialisme en s’y substituant entendent y succéder, ou plus exactement, avec des terminologies plus directement compréhensibles, reprendre leurs problèmes sinon leurs conclusions, et les placer pour tous au cœur même de la réalité contemporaine.

ÉVOLUTION INTELLECTUELLE.


La Connaissance primitive, l’Activité primitive, la Sensibilité primitive étaient fort simples et elles étaient étroitement liées. La Langue créée alors fut un moyen d’exprimer les unes et les autres. Elle ouvrit à l’homme l’horizon nouveau et les possibilités de vaincre les premières difficultés. La langue, en effet, lui donna un moyen de perfectionner la Pensée intérieure et la mémoire. Elle mit en sa possession un instrument grâce auquel il put déterminer en quelque sorte toutes les choses à sa portée, les évoquer, les analyser, les combiner. L’Écriture fut inventée, autre moyen de s’exprimer, idéographiquement d’abord, alphabétiquement ensuite. La Logique se constitua parallèlement à la Grammaire et à la Littérature écrite. Il advint que les mots se formèrent séparément, mais tous s’entr’influencent et constituent le système de la langue. Après un long temps, l’examen seul de son langage amena l’homme à constituer sa Science et sa Philosophie. Un jour vint où la Méthode s’affirma et par elle le moyen régulier d’examiner les choses en elles-mêmes, d’en découvrir de nouvelles, de refouler le langage au deuxième plan. La Systématisation des connaissances en fut accrue. La Terminologie scientifique fit ses premiers progrès et l’écriture alphabétique apparut insuffisante au point de faire place à la Notation et à la Figuration Schématique. La Mesure, c’est-à-dire la comparaison précise et exprimée en nombre fit son entrée et par elle les sciences se modelèrent peu à peu sur le type des Mathématiques, faisant place au calcul et revêtant la forme déductive. Cependant s’affirma la Technique, terme qui, dans son sens large, signifie les applications des sciences aux problèmes de la vie. L’activité pure en fut entièrement transformée. Elle se fit raisonnée, englobant des ensembles de plus en plus larges ; par l’Organisation, la Standardisation et la production en série, elle accroît son Efficience.


SPIRITUALISATION UNIVERSELLE.


Et voilà que, plongée dans la plus effroyable des matérialités, quand même la spiritualité s’avère et s’impose. La matérialité de notre milieu, de nos activités, de nos besoins, de nos jouissances, avec par dessus tout le matérialisme de nos conceptions, de nos systèmes, de notre philosophie, de notre économie, de notre sociologie, de notre art et de notre morale. Mais la spiritualité s’avère.

La technique et le machinisme, les serviteurs de cette matérialité et les créateurs irresponsables de ce matérialisme, les voilà eux-mêmes les tributaires, les fils directs des sciences, et de la plus pure, la plus abstraite, la plus spirituelle d’entre elles, la mathématique.

L’art d’entre-tuer et d’entre-détruire devient science à son tour ou application de la science générale étrangère par définition à l’usage qui est fait des vérités qu’elle a conquises. À l’art primitif et brutal de l’assaillant se substitue un art subtil, un calcul d’espace et de trajectoires et de tangentes qui s’inscrit dans le sol par des tranchées profondes, des glacis inaccessibles et des forteresses, qui s’uniront dans les airs par tous les théorèmes de la balistique.

On se battait sur un point, sur une ligne, sur une surface et maintenant la guerre est à trois dimensions, méditant peut être en secret l’utilisation d’une quatrième ou nouvelle dimension, une diabolique application de la géométrie de Rieman et de la relativité d’Einstein.

Elle s’en prenait à des coups, à la projection de lourdes matières, et maintenant c’est par le plus subtil et le plus invisible des gaz qu’elle progresse à travers la mort.

L’économie aussi se spiritualise en devenant plus subtile. Qu’est-ce, sinon la manière dont les biens, objets de transaction ou de possession, se sont dégagés des formes matérielles du produit, naturel ou fabriqué, pour prendre celle de leurs titres représentatifs et s’élever dans l’abstraction de la finance par le mécanisme de bourses où l’on ne voit plus que vendeurs et acheteurs maniant leurs capitaux par le mécanisme de banques où des centaines de mille employés n’ont d’autre occupation que d’inscrire dans des livres des titres de reconnaissance et dans des correspondances les transferts de propriété des biens avec les sociétés de crédit. L’économie se subtilise parce que c’est dans des séances de conseil que les courants du commerce se déterminent ; c’est sans intervention matérielle d’aucune sorte que la valeur des patrimoines, de la monnaie même hausse, s’inflationne et se déflationne.

Et quant à la politique on assiste à ce spectacle qui tient de la féerie : le pouvoir, l’autorité n’est plus cette chose bien matérielle et bien concrète d’un chef, d’un roi, tenant sa puissance du sang et par son intermédiaire de Dieu lui-même, qui l’a fait oindre pour gouverner. Ce pouvoir est tout fluidique, tout gazeux, tout abstrait. N’est plus reconnu de pouvoir que dans la mesure où la fonction l’exige. Que soit modifiée celle-ci sans autre acte de volonté active ou passive ; voilà que perdant son support, il advient une sorte de déflation du pouvoir parallèle à une inflation qui se produit d’un autre côté.

La légalité, matérielle et tangible, s’efface pour ne laisser en présence que le droit, un droit dynamique, un droit qui est conçu comme une synthèse de relations tenues ensemble parce qu’elles sont coordonnées à quelque point central.

On peut, comme cadre d’étude et sans préjuger de l’existence ou inexistence des éléments étudiés, concevoir une échelle de spiritualisation croissante (ou matérialisation décroissante) en 10 degrés : les roches et les pierres ; les animaux ; l’homme physique ; l’homme intelligent ; les philosophies universalistes ; la pensée incorporée dans les documents ; les voyants ; les mystiques ; les êtres agiles, subtils et impassibles (les anges) ; les êtres admis à la vision béatifique directe de l’Infini et de l’Unité.

On peut concevoir aussi un point d’où se dérouleraient toutes les choses du monde, un point d’où chacun apercevrait que sa conscience, sa volonté, son sentiment ne sont que des aspects du grand total, l’aspect approprié à la synthèse de sa personne (son cas personnel). Là, les trois unités, connaissance, sentiment et action, s’étant chacune organisée et unifiée séparément au maximum, à leur tour, se rapprochent et se fusionnent. La distinction disparaît ; il n’y a plus qu’être pur dans toute sa plénitude : processus réel ou processus imaginé, et vers lequel tendent ou doivent tendre les efforts, processus à l’aboutissement duquel serait la fin fixée par la destinée, la prédestination ou l’aspiration, retour de la parcelle au tout (panthéisme) ou de l’être créé soit au sein du Créateur, soit en sa présence (déisme, créationisme).