Mundaneum (p. 387-392).
◄  54
7  ►

6

L’Expression :
La Documentation


CONCEPTION DE LA DOCUMENTATION.

La Réalité qui est passée par la première déformation du moi, par la deuxième de la création humaine passe par une troisième avec l’expression parole, livre ou document. C’est pourquoi il importe d’assigner à l’expression une place à part, tout à fait générale et d’en faire un facteur distinct dans l’équation totale exprimée par le symbole. L’homme a imaginé une sorte de dédoublement de la pensée en créant l’écriture, en la développant dans le livre, en cherchant la reproduction multiple par l’imprimerie, en appelant à l’aide la photographie. Il a créé les grands studios et les imprimeries, les bibliothèques, les archives, les offices de documentation.

Par le livre il a créé les types de papier et les formats ; les catalogues et les classifications, les traités, les périodiques, les journaux, les estampes et graphiques. Mais les hommes ont créé aussi les musées avec leurs collections d’objets, minéraux, végétaux et animaux, produits techniques, machines, œuvres d’art, souvenirs historiques. Créé aussi les théâtres, les cinémas, la radio et toutes les cérémonies, commémoratives ou cultuelles. Tout cela c’est de l’expression documentée des choses ; ici créations par interprétation, là, imitation ou libretto pour mémoire d’une action, ailleurs reproductions mécaniques ou chimiques et même simple échantillon prélevé à raison de leur destination documentaire. Le nombre des livres imprimés depuis Gutenberg atteignait 12 millions au commencement de ce siècle ; la production enregistrée dans le Répertoire bibliographique universel de l’Institut International de Bibliographie et Documentation, réalisé au cinquième, partie auteurs et matière, contient déjà 15 millions de fiches. De grandes bibliothèques ont été érigées à Paris, Londres, Berlin, Washington.[1]

Il y a trois fonctions à considérer : A. Informations (données) ; B. Documentation (fixation en des documents) ; C. Communication (transmission).

Travail — Livre. — Livre instrument de la pensée. — Pensée, essence de l’être humain et aussi instrument de la création du milieu qui étend, élargit, amplifie l’être humain. Du train dont marche le monde, en voie d’hyperséparatisme, il n’y aura bientôt plus que la documentation pour établir un contact régulier et bienveillant entre les hommes.

RÉSEAU UNIVERSEL DE DOCUMENTATION.

Pour conserver et utiliser cette masse formidable de documents, l’entreprise se poursuit de réaliser par coopération internationale le Réseau universel de Documentation.

Les opérations de la documentation se réfèrent à la composition intellectuelle des ouvrages, à leur reproduction, distribution, catalographie (bibliographie), critique ; à la formation de collections, à l’œuvre de codification (élaboration des traités, encyclopédie, codes universels).

Le réseau est conçu à cinq échelons : 1o organisation de la multiplicité des données graphiques et intellectuelles pour en constituer l’unité des livres et des documents ; 2o organisation en collections déterminées de la multiplicité des livres et documents de même catégorie ; 3o organisation en institutions (bibliothèques ou offices) des diverses collections ou fonds ; 4o organisation en réseau de toutes les institutions locales, régionales et internationales, les unes spéciales, les autres générales ; 5o corrélation avec l’organisation du travail intellectuel et au delà avec l’organisation mondiale en général.

Classification. — Dans la Classification, doivent se retrouver, comme dans l’instrument intellectuel de la synthèse suprême, et les systèmes de la pensée et l’ordre de l’action, et l’harmonie de la sensibilité. Mais pour exister dans le domaine des réalités concevables, la Classification doit s’exprimer. Cette expression elle-même ne saurait être que synthétique et conséquemment elle doit réaliser à son tour les progrès auxquels ne peuvent plus prétendre nos pauvres langues et notre vieille écriture. Elle doit combiner à la fois le meilleur de ce qu’ont apporté la Terminologie scientifique, la Notation, la Figuration schématique, la Mesure et la Standardisation, la Mathématique (algorithme, formule, calcul).

La forme du langage exerce une influence prépondérante sur la forme de l’esprit. Le langage dirige inconsciemment notre mentalité, car il est l’élément essentiel de la pensée. Créer une Classification synthétique avec notation concise des idées c’est doter l’esprit d’une véritable langue écrite universelle capable d’agir puisamment sur la forme elle-même de la Pensée.

Expression. — L’expression au sens large devrait comprendre toutes les productions humaines (industries, institutions, arts, sciences). Car en chacune l’homme exprime sa pensée, son sentiment, son vouloir. Plus profondément encore, l’expression peut être envisagée comme une réaction de l’impression faites sur lui, une réaction élaborée en vue de réaliser un nouvel équilibre entre le moi et le non moi. Le processus de l’élaboration se dégage lentement de l’élaboration elle-même, il prend existence autonome dans des objets (concrets), dans des systèmes d’idées (abstraits).

La propagande. — Elle prend une place capitale dont l’ancien prosélytisme religieux n’était qu’un faible essai. Elle dispose d’une instrumentation toujours plus perfectionnée : l’école, la presse, la radio, les réunions, le cinéma, les fêtes et cérémonies, l’église. Le bourrage de crânes pendant la guerre, un an de propagande de la presse Morgan aux États-Unis et les esprits préparés à la guerre. Maintenant un ministère de la propagande en Allemagne confié à Goebbels. Le Dr Walter Gross a réduit à ces trois points les principes de la propagande : 1o se limiter à quelques idées simples, voire primitives ; 2o présenter des idées comme indiscutables ; 3o ne cesser d’enfoncer ces idées dans la conscience des masses comme avec un marteau. Cependant toute propagande basée sur des erreurs et des mensonges finit par faire éclater la contraction avec la réalité. Alors arrive la méfiance et la propagande se casse le cou.

Problème ultime de la documentation.

Dans chaque science, dans chaque ordre d’activité, il y a intérêt de chercher à définir son problème ultime, un état assurément loin d’atteinte, mais susceptible de stimuler et coordonner les recherches particulières en leur fixant une direction générale.

Le problème ultime de la connaissance scientifique : connaître si bien toute la réalité, ses êtres, ses phénomènes et ses lois qu’il soit possible de désintégrer tout ce qui existe, de le reconstituer, de l’ordonner de manières différentes. Le problème ultime de la technique : Un seul homme n’ayant plus qu’à pousser un bouton pour que toutes les usines du monde, réglées parfaitement entr’elles, se mettent à produire tout ce qui est nécessaire à toute l’humanité. Le problème ultime de la Société : La liberté crée les divergences. Dans un état limite, plus ne serait besoin de recourir à autrui. Chacun pourrait obtenir tout ce qu’il désirerait en faisant appel directement aux choses seules, et en se dispensant des hommes. Ainsi la machine serait devenue la libératrice de chacun, son fonctionnement se faisant par un seul et les choses étant disposées dans l’ordre convenant pour ce seul.

Et voici maintenant le problème ultime de la documentation (technique et organisation).

L’homme n’aurait plus besoin de documentation s’il était assimilé à un être devenu omniscient, à la manière de Dieu même. À un degré moins ultime serait créée une instrumentation agissant à distance qui combinerait à la fois la radio, les rayons Röntgen, le cinéma et la photographie microscopique. Toutes les choses de l’univers, et toutes celles de l’homme seraient enregistrées à distance à mesure qu’elles se produiraient. Ainsi serait établie l’image mouvante du monde, sa mémoire, son véritable double. Chacun à distance pourrait lire le passage lequel, agrandi et limité au sujet désiré, viendrait se projeter sur l’écran individuel. Ainsi, chacun dans son fauteuil pourrait contempler la création, en son entier ou en certaines de ses parties.



  1. Dans notre Traité de Documentation (Édition Mundaneum 1934), 432 p. + VI p., 2 col., nous avons présenté systématiquement une analyse et une synthèse de toute la matière.