Revue L’Oiseau bleu (p. 110-116).

EN AUSTRALIE ET AUX INDES



Du 3 février au 18 mars.

En quittant ces terres si productives et surpeuplées de l’archipel des Philippines, notre vapeur, le South Star, gagne la haute mer. C’est le calme presque absolu. Sous tous les points de l’horizon il y a des navires à voile qui sont en panne.

À midi, une jeune officier du bord, qui est venu faire ses observations quotidiennes à l’aide d’un sextant, m’a expliqué ce calme presque absolu de l’atmosphère. C’est que le soleil échauffe l’air à tel point qu’il monte et monte sans jamais courir à la surface de la mer. Le vent, a-t-il ajouté, c’est de l’air qui rase la surface du sol ou des eaux. Ici, cependant, l’air est en mouvement, mais au lieu de cheminer dans le sens de l’horizon, il se déplace de bas en haut.

Quant au sextant dont se sert le marin, c’est un instrument assez peu compliqué, à l’aide duquel on vise soit le soleil, soit la lune, soit une étoile dont la position est déjà connue ; et l’angle indiqué par le sextant entre la hauteur de cet astre et l’horizon permet de trouver la position du navire en mer. À midi, notre navire se trouve par la longitude 120° 2′ E. et par la latitude 11° 7′ 24″ N.

6 février. — Nous courons toujours vers le sud-est, en contournant des îles, petites pour la plupart, mais montagneuses et volcaniques. Il y en a dont le sommet est tout empanaché de fumée. Sous un soleil de plomb que des vapeurs rendent plus pénibles, nous approchons de l’équateur. La nuit tiède, peut-être trop tiède, permet cependant de se refaire des accablantes chaleurs du jour. À dix heures, comme nous allions regagner nos cabines, après avoir prolongé la sieste sur le pont, M. Bernard, accoudé au bastingage, jeta un cri d’émoi : « Venez donc voir ! » Nous accourons. La proue du navire, en fendant l’onde, comme une charrue le sol, faisait rejaillir des lueurs mouvantes de vert et de soufre. C’est, me dit papa, la mer phosphorescente des tropiques. Le phénomène, pour être coutumier à ces parages, n’en est pas moins curieux. Combien la création contient de merveilles que nous ignorons, quand nous ne dédaignons pas de les étudier ! Le phénomène devint bientôt si intense que nous pûmes lire dans un livre, presqu’aussi facilement que si nous eussions été en plein jour.

8 février. — Les anciens disaient qu’il faut marquer les jours heureux d’une pierre blanche. Celui-ci, tout en méritant d’être compté comme tel, n’en restera pas moins marqué dans ma mémoire comme un jour de déluge, — et pourtant il n’y eut ni pluie, ni averse du ciel.

Voici ce qui est arrivé. C’est la coutume, — une bien vieille coutume, paraît-il, — de célébrer par des divertissements le passage sous l’équateur, ce que les marins appellent « passer la ligne ». Or, autrefois on imposait la baignade au voyageur qui franchissait l’équateur pour la première fois, de nos jours, on l’arrose copieusement, en lui faisant prendre un bain sur le pont. Les passagers se prêtent avec plus ou moins de bonne grâce à ce traditionnel usage. Pourquoi, en effet, ne pas y aller de bon gré ? Bain sur le pont, ou dans la cabine ? Ici, la différence en vaut guère la peine.

11 février. — Encore et partout des îles, des palmiers, des lianes, des fruits tropicaux, des pirogues chargées d’indigènes au teint bronzé. La mer est parsemée de hauts-fonds et d’écueils. Des pirogues qui nous entourent, au moindre arrêt, il sort des plongeurs qui vont chercher des pièces blanches, que les passagers ont lancées au fond de l’eau bleue et limpide.

13 février. — Dans la mer du Corail. Il y a tant d’atolls et de récifs que la marche du navire devient lente. Les atolls sont des récifs émergés en forme d’anneau. Souvent on y voit un étang au centre ; c’est la lagune séparée de l’océan ou communiquant avec lui. Des palmiers-cocotiers et des palmiers à huile s’élèvent de ces terres basses à température clémente et habitées pour la plupart.

16 février. — Depuis deux jours nous avons la côte australienne en vue : des montagnes qui s’élèvent de la mer et se maintiennent à une hauteur de 4000 à 5000 pieds ; elles sont boisées de pins et d’eucalyptus. C’est la région la mieux arrosée du continent australien.

17 février. — Réveil à six heures du matin. Le ciel est pur, l’air sec et vivifiant ; le navire vient de jeter l’ancre dans une vaste baie en forme de feuille de chêne : la baie de Sydney. Tout autour de nous parmi les rochers, des maisons se découvrent à demi dans des bouquets de verdure.

Pour M. Sévérin, le vieux Sydney, rappelle Boston. Même plan urbain : des rues étroites, qui s’ouvrent sur des banlieues ravissantes.

Tout près d’ici, à Lang Batam, 200 Canadiens français ont été exilés en 1839, pour avoir voulu rendre notre pays libre. Plusieurs dorment leur dernier sommeil, si loin du sol natal.

Comme le charbon est abondant et que la population s’est développée sur plusieurs points, tout autour de la grande île australienne, Sydney est devenu un centre industriel.

23 février. — Adélaïde. Le chemin de fer nous a conduits ici, à travers un pays accidenté, la végétation ne se voit que du côté de l’Est. Nous sommes en été, tandis qu’à Montréal c’est l’hiver dans toute, sa rigueur. Ici, les champs reçoivent à peine assez de pluie pour permettre l’élevage des moutons, dont le troupeau a déjà dépassé un million de têtes. Dans tous les ports on embarque de la laine et des carcasses de moutons à destination de Liverpool et de Manchester.

Voici les deux choses les plus curieuses que j’ai notées, en voyageant de Sydney à Adélaïde. En passant d’une province à l’autre, nous avons dû changer de wagon, parce que la largeur de l’entre-rail varie d’une province à l’autre. Et puis, nous avons franchi un fleuve, le seul cours d’eau australien qui soit digne de ce nom : le Darling. Avec une telle pauvreté en pluie, est-il étonnant que tout le centre et l’ouest de ce continent soient occupés par un désert presque parfait, avec dunes de sable et plantes épineuses ? La partie aujourd’hui habitée par les Européens avait originairement pour hôtes quelques nègres plongés dans la sauvagerie, des kangourous, le chien dingo et une sorte d’autruche, le nandou.

28 février. — Encore une fois en mer. Notre navire file actuellement vers l’Ouest. Lorsque nous aurons contourné l’extrémité sud-ouest de la terre australienne, nous mettrons le cap sur Calcutta, capitale des Indes.

Pour occuper leurs moments d’oisiveté, mes compagnons s’entretiennent des colonies britanniques, surtout de la Nouvelle-Zélande, ces deux îles qui forment un dominion à elles seules, où l’agriculture et l’industrie sont déjà florissantes. Pour s’emparer de ces terres de fécondité, il a fallu anéantir la population indigène. Mais comme elle était plus intelligente que celles de l’Australie et de la Tasmanie elle n’a capitulé qu’après une lutte de plusieurs années. Aujourd’hui, ce qui reste de ces indigènes qui ne voulait pas céder leur pays de bonne grâce, vivent en parfaits mendiants : ils sont civilisés, disent leurs maîtres.

3 mars. — Nous revoici sous les feux de l’équateur, avec ses orages électriques et son ciel de plomb. Mes forces diminuent sensiblement. Mon père saisit l’occasion pour me faire comprendre combien les populations des régions tempérées éprouvent de difficultés lorsqu’elles vont vivre dans les contrées perpétuellement chaudes et humides, comme celles qui se trouvent dans la zone tropicale.

11 mars. — Pas une seule note dans mon carnet, pour marquer la monotonie des journées étouffantes que nous avons traversées. Rarement, il y avait à l’horizon des navires à voile, voyageant à la faveur des vents constants, et des navires à vapeur, des cargos qui n’ont pas d’itinéraires fixes, qui courent après le fret et qui, pour ces motifs, ont mérité d’être appelés des tramps.

15 mars. — Sur une plaine basse, marécageuse, couverte de bambous, voici la grande Calcutta populeuse, besogneuse, malsaine, sordide et que couronne déjà un panache de la fumée des usines. C’est le siège du gouvernement des Indes. Mais il sera transporté tôt ou tard dans une ville plus salubre et occupant une position plus centrale : Delhi.

J’allais bientôt le constater, toute ville d’Orient est bruyante, curieuse et pittoresque au suprême, pour nous, occidentaux. Sur les marchés, j’ai vu des singes qui volaient des noix, des fruits aux marchands impassibles ; aux portes des temples, il y a des fakirs, des magiciens, des charmeurs de serpents venimeux ; et dans les temples, sordides pour la plupart, on offrait des fleurs et des parfums aux idoles, parmi le crottin de vaches sacrées et de chauves-souris qui ne le sont pas moins.

18 mars. — Demain, nous serons à Bénarès, ville sainte.