Revue L’Oiseau bleu (p. 103-108).

CHEZ LES CHINOIS ET LES PHILIPPINS



Du 27 décembre au 2 février.

Nous revoici en mer, sur un petit paquebot, à destination de shayhai. Comme il fait froid sur cette mer de Chine, tout comme au Canada, je suis resté dans ma cabine, j’écris mes souvenirs de la Noël passée à Tokio.

Ainsi que mes compagnons de voyage me l’avaient promis, nous sommes allés, le soir du 24 décembre, dans un quartier plutôt paisible de la grande cité. Nous pénétrons dans la demeure d’un brave homme, de fortune moyenne. Déjà, plusieurs familles japonaises nous ont précédés ; quelques-unes nous suivent de près. La chapelle occupe la meilleure partie de la maison de notre hôte. Il a suffi pour cela d’enlever deux ou trois cloisons en bambou.

Le prêtre qui officie, — vous le dirai-je ? — est un Canadien-français, le Père Julien Lagarde. Il y a messe haute et solennelle avec chant grégorien, une messe basse est agrémentée de cantique en japonais, chantés par l’assistance, sur les airs de nos vieux noëls. Il y a aussi — ineffable plaisir — une crèche rustique avec dans la paille, le divin Bambin.

Après l’office, nous causâmes quelques instants avec ce « pays » ; il nous a confié que son Église compte près d’un millier de fidèles et que, malgré qu’il y ait au Japon une religion d’État, les conversions aux vérités consolantes du christianisme sont fréquentes.

29 décembre. — Shanghai est une ville affreusement bruyante et surpeuplée. Chaque fois que nous allons sur la rue, nous revenons exténués de fatigue ; à tout moment, dans les voies étroites et tortueuses, il y a des porteurs, des « coolies » qui, tout en courant et en chantant, menacent de nous renverser.

1er janvier. — On m’avait dit que la Chine est fort peuplée, mais j’ignorais que dans ses villes on dût habiter les ports et les rivières. Partout, des « sampans », sortes de barques, converties en maisons flottantes.

C’est par le fameux canal qui va du fleuve Bleu au fleuve Jaune, que nous nous rendons à Péking. L’art de la culture est ici le premier des arts.

C’est en causant d’intéressantes chinoiseries que nous passons le jour de l’An. Certes, notre souvenir se reporte vers tous ceux qui, à Montréal, pensent à nous…

5 janvier. — Péking ! Péking ! la cité impériale, qui fut si longtemps interdite aux Européens, les Barbares. Palais, ponts et pagodes, tout nous intéresse. Luxe et misère, dit papa, en résumant ses impressions.

J’interroge et je regarde afin de me renseigner. J’apprends que les petites chinoises sont loin de recevoir une éducation soignée. On ne considère pas qu’il soit nécessaire de leur apprendre à lire. À l’âge de 6 ou 7 ans, on comprime leurs pieds d’une étrange manière, non pas tant pour qu’ils soient petits, que pour qu’ils deviennent un fuseau terminé par le gros orteil. Ainsi affligées, elles ne peuvent plus marcher que par petits pas rapides, en s’appuyant sur d’autres personnes ou avec leur ombrelle qui leur sert de canne.

Quant aux petits garçons, ils ressemblent dans leurs jeux aux enfants des autres pays : dans les rues ils prennent un vif plaisir à voir danser les marionnettes et aux avaleurs de sabres. Les bambins font des dragons en enfermant des lanternes dans une charpente couverte de toile, qu’ils hissent à un mât. Mais le jeu favori c’est, comme au Japon, le cerf-volant, qui amuse autant les hommes que les enfants. Il y a encore les ballons, qui prennent les formes les plus diverses : fleurs, papillons, oiseaux, serpents, poissons, pagodes, dragons et monstres humains.

Il m’a été donné de voir que la plupart des bizarreries de mœurs que l’on prête à ce peuple ne sont pas le fruit de l’imagination. Ainsi, le titre des livres se trouve au bas de la page, et la lecture se poursuit de la fin au commencement. La famille chinoise commence invariablement son repas par des noix, des friandises et elle le termine par la soupe ; en rendant visite à un ami, il ne se décoiffe pas ; il saisit la main de son hôte et la lui secoue, ce qui est une autre règle de l’étiquette nationale ; c’est l’usage de se saluer en s’informant si on a bien mangé son riz ; enfin, tout père de famille remet des honoraires à son médecin aussi longtemps qu’il reste en santé, mais ne lui en donne jamais pour les soins qu’il en a reçu.

Dans la Chine du sud-est, la région la plus peuplée, on vit presque uniquement de riz, de fèves, de légumes et de poisson. Dans ce pays ancien et surpeuplé, le combustible est rare ; les petits enfants sont à peine vêtus en été et en automne. La maison du Chinois est loin d’être aussi confortable que celle du Japonais : son mobilier est à peine suffisant aux commodités essentielles ; en hiver, le foyer reste presque toujours sans feu. Dans la saison des pluies, en automne et en hiver, les chemins deviennent impraticables, ce qui est une excuse fréquente à la suspension des affaires. Malgré ce tableau peu souriant, la vie du Chinois rural n’est pas sans charmes, parce qu’il est frugal et grand travailleur. Les temples des grandes villes, dont quelques-uns sont couverts en porcelaine, ne manquent pas de beauté.

16 janvier. — Nous arrivons d’un voyage dans la direction du Nord. Nous avons vu la campagne, les cultures et la fameuse Grande muraille, dont la construction date de plusieurs siècles et qui servit à protéger le pays contre les invasions.

Nous avons appris qu’il y a, en Mongolie, plusieurs missionnaires catholiques de nationalité belge et française et que leurs conversions seraient plus considérables s’ils pouvaient disposer de plus de ressources.

19 janvier. — En route pour Manille, la capitale des îles Philippines. On croise plusieurs navires aux voiles étranges ; ce sont des « jonques » ; elles font du cabotage entre les ports du Japon, de Chine, de Formose et de l’archipel philippin.

Il y a encore des pirates sur cette mer du commerce qui a une longue histoire. Il s’est passé là naguère des scènes horribles, qui ont fourni le thème de romans émouvants on ne peut plus. De nos jours, la présence des Européens sur leurs navires à vapeur et la présence des marines de guerre ne laissent pas d’inspirer des craintes salutaires aux « écumeurs » de la mer de Chine.

22 janvier. — Je préfère me souvenir d’un phénomène qui a causé un vif émoi chez les passagers. Comme nous étions à quelque 50 milles de Manille, nous vîmes au milieu du jour un orage avec trombe. L’eau de la mer paraissait soulevée en spirale tandis que, de la nue sombre, une autre spirale venait rejoindre la première. On eût dit que ce point de la mer était fortement aspiré vers le ciel orageux. C’est un « typhon », m’a dit M. Sévérin. Ce météore est redouté avec raison : en mer, il naufrage les petits navires ; sur la côte, il inonde les habitants, et à l’intérieur des terres, il va se perdre en déracinant les arbres, en dévastant les cultures, en arrachant les cases, les maisons, dont il tue parfois les occupants.

27 janvier. — Manille ! Cité peuplée de souvenirs sans nombre. Avant la venue des Européens, au 15e siècle, c’était déjà un port de mer fameux. Magellan, en train, pour la première fois, de boucler la terre, s’est arrêté ici, en 1514. Portugais, Espagnols et Anglais se sont tour à tour disputé la possession des îles Philippines, si riches en épices, en cultures industrielles. Longtemps possédée par les Espagnols, elles sont devenues colonies de la république des États-Unis, de 1898.

L’ardent et catholique Espagnol a laissé son empreinte sur le peuple philippin. Après avoir visité les campagnes et les villes de l’archipel, je puis dire que c’est un pays productif à un très haut degré, parce que la pluie et la chaleur y sont également considérables. Sur de grandes étendues, c’est encore la forêt épaisse, puissante ; aux essences variées, aux vertus précieuses. Si loin des côtes, une partie de la population des montagnes est restée sauvage et païenne, il y a déjà une autre partie considérable de la population qui vit à l’européenne, qui entrevoit l’avenir et veut travailler à le rendre digne d’elle-même.

2 février. — Demain, départ pour Sydney, dans la lointaine Australie.