Revue L’Oiseau bleu (p. 118-124).

INDE et PERSE



Du 13 mars au 26 avril

19 mars. — Bénarez, la cité des temples, des bonzes et des pèlerinages. Bénarez est aux bords du Gange — le fleuve sacré des Hindous. Ils viennent jusque de fort loin pour y faire des ablutions prescrites par leur religion, et ils jettent dans ses eaux les cadavres ainsi que les restes des fidèles qui se sont fait brûler vifs, avec la conviction inébranlable que le fleuve les conduira parmi les dieux. Aussi, aux abords de la ville, les rives du Gange, de même que celles d’autres grands fleuves de l’Inde, sont couvertes de corbeaux qui repaissent de chair humaine.

21 mars. — À Lahore. Nous observons que, dans l’Inde, les villes ne s’éveillent guère avant neuf heures. Les maîtres, qui sont les Anglais, travaillent de dix à cinq. Même au milieu du jour, la cité semble être assoupie, tour à tour terrassée par le soleil et sous un ciel couvert de nuages, qui fait que la réverbération est plus dangereuse que les rayons même du soleil. Dans la rue, sur le trottoir, les passants se font très rares ; les policemen, qui portent un petit parasol fixé à leur ceinturon, paraissent étouffés sous la chaleur d’étuve qu’il fait tout le jour.

Ici, la sensation dominante est celle de la chaleur lourde, moite, énervante, qui finit par abattre les énergies. M. Sévérin me fait observer l’extraordinaire grosseur des fils du télégraphe. C’est que les orages électriques désorganiseraient le service, si l’on n’employait pas des fils d’un diamètre aussi considérable.

25 mars. — Hier et aujourd’hui, nous traversons des campagnes vraiment belles, qui ressemblent beaucoup par leur végétation aux campagnes des environs de Montréal. Si les cultures sont différentes et les animaux aussi, il y a quantité de grands arbres, des ormes entre autres, le long du chemin. Mais notre attelage et notre véhicule n’a rien de vraiment canadien : un bœuf zébu et une charrette aux lourdes roues de planches, qui nous font cahoter impitoyablement.

Mais quelle étrangeté dans le reste du paysage ! À travers les plaines basses, il y a des rivières, des champs où l’on cultive le riz. Elles occupent des terrains plats, divisés en petits carreaux de deux ou trois arpents de côté, que séparent de petites levées de terre, servant à retenir l’eau sur le champ. Car le riz, dont on fait une grande consommation dans l’Inde, se cultive « les pieds dans l’eau et la tête au soleil ». On fait deux moissons par année, ce qui exige beaucoup de travail, si l’on songe que les tiges de riz doivent être plantées une à une, dans un terrain inondé. Cependant, ainsi que M. Bernard me le racontait, il y a des années où la pluie vient à manquer : alors, si la saison sèche se prolonge, elle peut causer des famines qui font mourir des multitudes de gens.

Pour résumer ce que mes compagnons de voyage m’ont rapporté touchant le climat, je dirai dans l’Inde une saison sèche qui dure d’octobre à avril marquée par un vent soufflant du nord-est, et une saison humide, qui peut persister de la mi-avril à la fin de septembre, généralement marquée par des pluies prolongées ; elles sont parfois si abondantes que l’on signale des endroits, comme au Bengale, il tombe quelque vingt pieds d’eau en une année. Si la saison sèche peut causer des famines, la saison humide a pour compagnons le choléra et les fièvres de toutes sortes.

Ce que j’ai vu ici de plus étonnant, ce sont ces énormes éléphants, si dociles qu’ils s’agenouillent sur leurs pattes de devant, au commandement de leur carnac. Imaginez un peu ma joie lorsque j’ai parcouru la ville et la banlieue d’Hiderabad, porté avec mes compagnons sur le dos d’un de ces dociles et puissants pachydermes. Dans les rues encombrées d’enfants qui prenaient leurs ébats du soir, l’intelligente bête avait soin de laisser fuir ce petit monde, avant de poser ses énormes pattes et, en longeant le jardin emmuré d’un rajah, c’est-à-dire un puissant seigneur, l’éléphant a cueilli quelques fleurs avec sa trompe et nous les a apportées, en obéissant à la voix du carnac.

28 mars. — Dans les rues, nous voyons des tisserands, des potiers, des ouvriers en cuivre, qui travaillent à l’ombre de quelque grand arbre. Ceux qui peignent des gazes, des cotons fins, appliquent de la couleur avec une rapidité et une adresse étonnantes ; il est extrêmement curieux de voir les femmes s’emparer ensuite de ces légers tissus multicolores et les agiter au vent, afin de les faire sécher.

5 avril. — « Qui a beaucoup vu doit avoir beaucoup retenu », dit le proverbe. J’avoue cependant qu’il me faudrait creuser longtemps mes souvenirs pour rapporter fidèlement tout ce que j’ai vu de neuf, d’étrange, de remarquable, depuis notre entrée en ce pays. Ce que je puis affirmer, c’est que il y a des populations nombreuses et qu’elles sont variées par leur origine, leur physionomie et leurs mœurs. Les deux tiers de la population de l’Inde sont des Hindous, pratiquant le culte des brahmes, ou qui sont simplement idolâtres ; l’autre tiers se compose en grande partie de musulmans, qui habitent le nord-ouest du pays. Les chrétiens se trouvent au Bengale et dans les ports de mer. Quant aux nationalités elles sont nombreuses et se divisent en un nombre incalculable de castes.

L’Inde est une colonie britannique peuplée de deux cents millions. Les Anglais sont maîtres de ce pays, où ils ont construit des chemins de fer et augmenté les travaux d’irrigation ; mais ceux-ci sont encore bien insuffisants, parce que la famine continue de ravager les populations. La plupart des fonctionnaires sont des Anglais. Il y a, disséminée sur divers points du pays, une armée hindoue de trois cent mille hommes, encadrée par un petit nombre d’officiers britanniques parfaitement entraînés, mais pleins de morgue.

9 avril. — Le pays, ses habitants, ses productions, son architecture, ne sont plus les mêmes que dans l’Inde humide. Ici, en l’Inde occidentale, la sécheresse domine. Dans chaque centre de population on trouve des mosquées aux délicats panneaux de pierre ajourée : vraie dentelle de marbre ou d’onyx. Mais comme c’est froid, ces dalles où l’on marche en chaussettes et la tête couverte d’un turban.

12 avril. — De nouveau en pleine campagne, au pays de la sécheresse. Nous approchons des frontières qui séparent l’Inde proprement dite de l’Afghanistan. Nous cheminons depuis deux jours dans des vallées ; le pays s’élève en devenant de plus en plus sauvage et désertique. Les Russes sont presque les maîtres de l’Afghanistan. Les chevaux sont rares et les chameaux communs.

17 avril. — Dans une de nos haltes, un officier de garnison britannique a raconté à papa qu’un prince de la frontière voulait savoir à tout prix quelle était, de la Grande-Bretagne ou de la Russie, la plus grande puissance. Ce prince voulait connaître quel était le plus puissant des deux, afin de savoir de quel côté il devra pencher, en cas de guerre ; car il voulait rester avec le pouvoir. Les brigands sont nombreux dans les montagnes. Malgré le peu de sécurité dont jouit le pays, nous avançons sans trop d’aventures fâcheuses. Il est vrai que notre caravane est escortée par une dizaine de guides qui ont la physionomie des gens bien résolus. La nuit, on monte la garde autour de notre camp. J’ai dormi presque chaque nuit, enveloppé dans des peaux de mouton et de buffle.

20 avril. — On ne fait pas à dos de chameau un voyage de deux cent cinquante milles sans éprouver quelque fatigue. La vie du désert nous a donné une physionomie de mages. D’ailleurs, nous faisons des cadeaux aux miséreux qui guettent notre passage. Nous voici à Ispahan, capitale de la Perse. Encore et toujours des contrées assoiffées, des plantes épineuses, des populations de pasteurs. Il n’y a d’agriculture qu’au bord des maigres cours d’eau. La Perse est un plateau où la chaleur des jours n’a d’égale que la froidure des nuits.

25 avril. — Une vallée fertile s’offre à notre regard : Un filet d’eau étincelant comme de l’argent : c’est le Tigre. La population de fait plus nombreuse. Il y a des cultures de blé, de riz et de dattes. Demain nous serons à Bagdad, lieu de passage des caravanes et du commerce avec Bassora, port de mer situé à la tête du golfe Persique.