Mon village/Madame la mairesse


Mon villageMichel Lévy frères (p. 101-113).


VI

MADAME LA MAIRESSE.


Gaspard traîne partout la grande Jacqueline ; devinez pourquoi ? Vous ne pouvez l’ignorer plus longtemps, quoique ça me coûte de vous le dire : la Rose est enceinte !

Un chacun tombe d’accord quand on avance que cet enfant-là ne peut être que de Pierre le dragon.

Mais le fieu du maître d’école, depuis son départ, n’a pas écrit un mot à sa promise.

Allez ! allez ! disait l’autre jour le garde champêtre, le gouvernement n’a guère pitié de nous. Quand il n’arrive pas à tuer le corps de nos enfants, il tue leur cœur, afin d’en faire des meilleurs soldats. Pour bien se battre, il faut être dur comme un canon, chacun sait ça.

Devise-t-on dans le village sur la fille à Norine !

Pauvre jeunesse ! elle n’avait guère besoin d’être si rétue autrefois pour se trouver au jour d’aujourd’hui tellement ravalée.

La vertu chez nous, apprenez-le, est soi-disant une grandissime chose.

Malheur, malheur au bonnet blanc qui s’oublie ! On ne lui épargne au village ni une parole méprisante, ni un affront.

Cachez-vous habilement, fillettes de Saint-Brunelle, s’il vous plaît d’aimer tout au long sans le consentement de notre maire et de notre curé ; cachez-vous habilement !

Allez sans bruit, par les nuits noires, au rendez-vous, et, coûte que coûte, ayez soin de ne jamais porter le fruit vivant de votre faiblesse : péché caché est à moitié pardonné.

Aussi bien, quand pareil fléau vous frappe, pauvrettes, prenez garde qu’on s’en aperçoive ; on vous pousserait à quelque acte de désespoir, et, selon votre caractère, vous pourriez arriver à quitter le pays, à vivre journellement de haine et d’effronteries, ou même encore à vous détruire, vous ou votre enfant.

Cachez-vous habilement, fillettes ! Avec un doute ou deux on pourra vous défendre ; mais si vous avez chuté visiblement, ne comptez sur personne, non plus sur vos compagnes, vous n’obtiendrez que blâme et malveillance ; bien mieux, si vos amies des temps passés peuvent, reniant et rusant, s’innocenter de leurs défauts à votre profit, elles vous accuseront, soyez-en sûres.

Cachez-vous habilement, fillettes ! parce qu’à force de ramasser des ordures à tous les fumiers, on finirait par embourber votre chemin, et, quoi que vous fassiez, vous seriez empêtrées, salies à toujours.

Fillettes, cachez-vous habilement !

Jean-Claude, qui soutenait sa nièce envers et contre tous, ne manquait pas de batailles ; mais, à lui seul, il était brave comme tout le village réuni.

La fille à Norine trouvait donc à qui parler de ses humiliations, et, tôt ou tard, je vous assure qu’elle serait arrivée, son oncle aidant, à se défendre une miette, mais si peu que rien.

Désirée et Armandine, festoyées chez les dévotes, avaient fini par monter la tête de leur mère contre la Rose, de sorte qu’on abreuvait de misères la pauvre petiote, au dedans comme au dehors.

Un beau matin, Jean-Claude, voyant la fille de sa sœur tout à fait désespérée, prit le parti de s’adresser à madame la mairesse. Il lui dit tout : la trahison de Pierre, les méchancetés des gens du village, et, pour dernière preuve, que M. Céran venait de lui confier en catimini que si on ne parvenait pas à remonter le moral de la Rose, la fillette serait morte avant un mois.

Qui donc au monde pouvait remonter le moral de la Rose et faire taire les mauvaises langues ? Personne, à réserve de madame la mairesse.

— Mon bon Claude, répondit notre mairesse aux prières de l’oncle désolé, je vous remercie d’avoir pensé à moi. Dès aujourd’hui j’agirai, et puisse mon influence être aussi salutaire que je le désire !

— Ma Rose est sauvée ! dit Jean-Claude en quittant la maison du maire.

Vers les deux heures de l’après-midi, un chacun, dans le village, put voir madame la mairesse entrer chez Norine.

Quand elle l’aperçut, la Rose, se figurant qu’elle allait lui faire des reproches de sa conduite, tomba morte sur le plancher.

Madame la mairesse, qui possédait dans une toute petiote bouteille le secret de ravigoter les gens, l’eut bientôt aidée à se remettre de sa faiblesse, et tout de suite la brave femme dit, en présence de Norine, de Désirée et d’Armandine :

— Rassurez-vous, Rose, je viens vous tendre la main ; on m’a prévenue de votre découragement.

— Oh ! madame la mairesse, dit Norine, flattée de l’intérêt qu’une dame comme madame la mairesse prenait au malheur de sa fille, elle en aurait du courage, si elle savait encore prétendre à l’amitié des honnêtes gens ; mais, au jour d’aujourd’hui, c’est une fille perdue.

— Oui, perdue ! dit la Rose en pleurant, et méprisée pour toujours.

— Vous exagérez la faute, mon enfant, dit la mairesse ; elle n’est pas si grave. Me voilà prête à vous excuser. Mais j’y pose des conditions : il faut que je trouve chez vous force et confiance.

— Madame, madame, dit Norine, rendez-lui l’honneur et le courage, rendez-lui l’estime d’un chacun, nous vous bénirons.

Et la pauvre vieille Norine se jeta aux genoux de notre mairesse, avec ses trois filles, en répétant à travers ses sanglots :

— Sauvez-nous l’honneur, prenez pitié de nous !

— Relevez-vous, dit la mairesse en pleurant malgré elle. Allons, mes bonnes amies, la Rose peut encore être respectable et respectée, croyez-en moi ; prenez courage, ayez confiance, et, puisque l’approbation et l’estime d’un chacun vous sont à ce point nécessaires, je vous ferai reconquérir cette estime et cette approbation, croyez-en moi.

Depuis ce temps-là, elle apporte souvent des livres chez Norine, et le soir, quand la Rose rentre des champs, pendant qu’Armandine, Désirée et leur mère tournent leurs fuseaux, madame la mairesse apprend la couture à sa protégée.

Il n’y a pas de couturière dans Saint-Brunelle ; pour rien du tout on se voit forcé d’aller à Morlincourt. Assuré que si la Rose devenait habile, elle aurait de l’ouvrage autant qu’elle en voudrait.

Il faut vous dire que tout le monde est retourné du côté de la maîtresse à Pierre le dragon. On s’est dit comme ça, voyez-vous, que notre mairesse ne soutiendrait jamais un quelqu’un qui n’en vaudrait pas la peine.

Ah ! c’est que les plus malintentionnés ne trouveraient ni peu ni beaucoup à reprendre sur la femme de notre maire. Aussi on la respecte de toutes manières, comme bien vous pensez. Âme qui vive ne pourrait se vanter, dans notre pays, de n’avoir jamais eu recours à elle, une femme si obligeante, si charitable et si lettrée.

Quoiqu’elle ne soit presque point dévote, notre curé la préfère de beaucoup à la dame du château, parce que, comme il dit, chacun fait le bien à sa manière, et du bien c’est pas du mal ; adonc, que le bon Dieu demande plutôt des belles actions que des belles toilettes.

Depuis que le petiot de Toinon est mort subitement par la piqûre d’une mouche charbonnière, notre mairesse a établi dans la mairie une espèce de pharmacie.

Pour lors, comme les bonnets blancs sont repréhensibles sur tout, notre mairesse, dans la crainte de manquer au gouvernement, prend ses drogues chez l’apothicaire de Morlincourt, qui vend hors de prix, mais qu’elle se garde bel et bien de choquer, de peur des chicanes.

Puisque nous voilà sur le compte de la bonté de notre mairesse, apprenez que, quoiqu’elle ne soit pas d’une richesse extraordinaire, elle trouve le moyen d’aider tout le monde, soit d’habits, soit de vin, soit de viande, soit d’argent, soit de remontrances qu’on ne saurait trop écouter.

Parce qu’elle est la femme de notre maire, elle est censée, aux yeux des bonnets blancs, qui ne connaissent pas les lois, censée avoir plus de droits que les autres. Nous qui sommes du conseil municipal, nous savons bien ce qu’il en retourne, mais fût-ce ! nous la laissons faire et ordonner, sans avoir à nous en mordre les pouces.

Notre maire, qui ne s’occupe de rien, n’y trouve rien à reprendre.

Mais, comme disait Jean-Claude à la dernière réunion, faudra s’arranger de manière à rechanger les choses.

Nous signerons, le conseil en tête, et puis les hommes majeurs du village, et puis les bonnets blancs, à nous tous, une pétition au roi d’au jour d’aujourd’hui, dans le seul but de nommer notre mairesse légitimement à la place de notre maire ; de plus, nous pousserons monsieur le curé à y mettre son griffonnage, et puisqu’il dit toujours que c’est les bonnets blancs qui ont perdu le monde, et que beaucoup de gens le croient, nous le forcerons de se démentir, rapport à notre mairesse : une fois n’est pas coutume !

Si on nous refuse et puis qu’il faille se révolutionner un brin… on ne peut jamais savoir…