Mon village/La Conscription


Mon villageMichel Lévy frères (p. 117-125).


VII

LA CONSCRIPTION.


Je vas vous parler là d’une chose qui n’est pas fort gaie, mais fût-ce ! puisque je vous dis tout, écoutez :

Dans les villes, vous êtes braves peut-être. Pourtant, ne vous pressez trop de nous traiter de lâches ! Pensez, à part vous, combien doit être dur le moment où on quitte le pays, l’ouvrage, les parents, les amis, ses amours… Pensez-y. Adonc, ne nous accusez jamais, quand, dans le but d’échapper au sort, nous faisons tant et plus.

D’aucuns pères et d’aucunes mères, c’est vrai, à force de patience et de courage, finissent quelquefois, sou sur sou, sueur sur sueur, par amasser une somme suffisante pour se racheter un fieu : ceux-là on les compte dans nos pays.

D’autres sacrifient leur aîné pour sauver leur second, ou bien encore leur second pour sauver leur troisième. Celui qui se dévoue aux autres s’engage vitement de peur de fléchir en face d’un bon numéro : cet acte-là n’est pas vraiment rare aux environs de Saint-Brunelle.

C’est triste, savez-vous, lorsqu’on a assuré son fieu d’avance, afin de payer moins cher, de le voir sortir avec un bon numéro. Quoi ! tout notre argent donné pour rien ! Si nous avions su !

La conscription ! quelle grêle sur les pauvres familles. Tous les ans, quand elle approche, chacun gémit par prévoyance, peur ou souvenir.

Les fieux, allez ! ne jouent guère la bravacherie. Qui voudrait croire à leur indifférence ? Pourront-ils quitter sans regrets tant de choses attachantes, tant d’habitudes, tant d’affections ?

Craintifs, le jour fatal approchant, pourchassés par le danger, les pauvres petiots commettent souvent des actions blâmables. Je peux vous en donner un exemple ou deux sur mille.

L’an dernier, M. Céran, revenant de Morlinval, ramassa quelque chose sur la route. Une heure après, le fieu du berger de Morlinval vient le consulter pour son pouce coupé, d’après son dire, accidentellement. M. Céran sort de sa poche ce qu’il avait trouvé : ce n’était pas autre chose que le pouce en question.

Fallut recommencer l’opération mal faite ; vous pensez, quelle souffrance !

Dans les nuits sombres, on aperçoit souvent un jeune gars qui, sans bruit, prenant les sentiers détournés, se faufile jusqu’aux carrières de la montagne : que va-t-il chercher ?

Près de la fontaine Sainte-Radegonde, dans un trou noir creusé sous le rocher, niche Maria, la sorcière. Une tête de mort, quelques sales bottes de paille sur lesquelles se roulent quatre ou cinq parigots, c’est tout ce qu’on voit et rencontre en son chenil. D’aucuns prétendent qu’il se promène, par ce réduit-là, des bêtes de toutes couleurs et de toutes formes : c’est dans leur esprit qu’elles se promènent, ces bêtes-là ; moi, je n’y ai jamais vu qu’un simple corbeau.

Les filles vont secrètement aussi consulter la sorcière, à certains jours, et elle leur donne pour quelques sous les herbes dont elles ont besoin. Quant aux fieux, ils vendent chez elle leur âme au diable, dans l’espoir de tirer un bon numéro.

Celui auquel de préférence on s’adresse, c’est à un rebouteur nommé Vulcain ; il possède le moyen de vous rendre à moitié aveugle ou sourd, en vous faisant mettre de certaines lunettes ou corner aux oreilles de certaine façon ; le moyen de vous rendre jaune comme de la cire, en vous forçant d’avaler de mauvaises drogues ; le moyen de vous couvrir le corps de plaies : tout cela pour un temps, jusqu’après la révision ; il le soutient du moins. Mais je connais plus d’un gars resté lépreux, aveugle, sourd ou malade de l’estomac.

L’année passée, il en est tombé au sort cinq de Saint-Brunelle. Sur les cinq il n’y en a eu qu’un de réformé ; il a si bel et si bien contrefait l’idiot, le simple d’esprit, qu’ils n’en ont jamais voulu, les majors ! Au jour d’aujourd’hui, nous n’avons que Gaspard, le petiot Denis et le fieu de Toinon.

J’irai à Morlincourt, et je ne serai pas le seul. D’abord, Norine, Désirée, Jean-Claude, viendront pour le petiot Denis qui est promis à la seconde de Norine ; ensuite Toinon, la petiote à Perpétue, sa mère, ses cousins et cousines, à cause du fieu de Toinon ; la grande Jacqueline et le père Roux, berger, avec Gaspard ; puis d’autres, comme moi, de simple amitié ou curiosité.

Le grand jour est arrivé. Le petiot Denis, Gaspard, le fieu de Toinon, sont appelés par un chacun pour boire un coup avant de partir… Leurs promises attachent en pleurant à leurs casquettes, selon l’habitude, des rubans blancs, rouges et bleus. Faut se mettre en chemin ; les routes sont pleines de monde ; les fieux chantent à tue-tête en criant : Vive la France ! M’est avis que plus d’un se passerait volontiers de la servir de cette façon-là. Tout le monde n’est pas brave, et je ne blâme que ceux qui veulent, sans l’être, le paraître. Après ça, il peut y en avoir qui prétendent que pour deux sous chaque jour, ce n’est pas tout profit de donner son temps, sa vie et son sang au gouvernement.

Si on croyait les guerres entreprises dans le seul but de défendre le pays, les paysans, et ce qui doit être défendu, assuré qu’on ne ferait ni une ni deux, qu’on repartirait comme défunts nos grands-pères sans prendre le temps de mettre ses souliers, qu’on repartirait avec ses sabots !

Adonc, parce que le nom de notre village commence par un B, il faut que nous soyons les premiers arrivés.

Tout de même, ça fait une rude émotion de voir les pères, les mères, les promises, qui pleurent, qui chantent, qui dansent, qui crient, quand les garçons sortent avec un plus ou moins bon numéro. À mon idée, il y a de quoi rendre malades ou folles, et ça se voit quelquefois, les fillettes vraiment attachées à leurs galants, d’ignorer ce que le sort leur réserve, et d’apprendre tout d’un coup que le promis part pour sept ans, peut-être pour toujours. Ceux qui ont de l’argent ne connaissent pas cette torture-là.

Il y a deux années, un fieu de Morlinval, fou de contentement, agitait au-dessus de sa tête, en haut du perron de la mairie, le numéro cent cinquante ; au lieu de descendre marche à marche l’escalier, il saute d’un saut jusqu’à sa promise et tombe devant elle sur le pavé, le front ouvert en deux. On a beau dire, nous avons à notre tour des émotions qui en dépassent d’autres.

Pas moins, voilà que Gaspard, le petiot Denis et le fieu de Toinon arrivent bras dessus, bras dessous, chantant et se dandinant avec trois bons numéros à leurs casquettes !

Il ne faut penser qu’à soi, tant pis pour ceux qui pleurent à côté de nous ; c’est notre tour de rire, nous avons pleuré l’an passé.

Que promis et promises s’embrassent. Allons, allons ! un chacun en chemin pourra parler de noces.

Pourquoi ne pas les faire, le même jour, les trois ensemble ? C’est vrai, trois noces ! Tout Saint-Brunelle en serait !

Ah ! voilà encore une conscription de passée ! Comprenez : un assaut, une calamité.