Mon village/L’Avocat de pignon


Mon villageMichel Lévy frères (p. 87-98).


V

L’AVOCAT DE PIGNON.


Pour un simple paysan, Jean-Claude en sait long tout de même ; il vous explique la feuille si bel et si bien, que souvent nous voyons plus clair qu’on ne pourrait le croire aux affaires de notre gouvernement.

Quoiqu’à vrai dire, dans la politique, chez nous, le plus grand nombre ne voie jamais que la question des impositions.

On se trouve si empêché, les mauvaises années, par ces maudites impositions, que ça flatte le pauvre monde aussitôt qu’on lui fait penser qu’il en paiera moins.

Le gain n’est pas gros sur la terre, et c’est petitement qu’on vivote, après s’être donné beaucoup de mal. On devrait bien, par pitié, y regarder à deux fois avant de renchérir le gouvernement.

Quand Jean-Claude, à ce propos-là, déblatère trop acrimonieusement, je lui dis comme ça : Bah ! bah ! faut espérer qu’un jour viendra où nous ne serons pas tant pressurés, parce qu’à mon idée, nous ne payons déjà plus les dîmes aux curés, ni les droits du seigneur, comme défunts nos grands-pères. On n’a pas bâti Saint-Brunelle d’un jour. Si nous crions une miette trop haut, je reconnais qu’on nous met à cause de peu de chose dans les prisons ; mais au moins on ne nous oublie plus, comme le temps passé, dessous les fossés des grandes tours.

Jean-Claude me reproche d’aucunes fois de voir tout en beau. J’ai besoin de songer que nous allons et faisons de mieux en mieux ; d’après, je ne suis pas lettré, faut en convenir.

Je bavarde là de même qu’une pie borgne. Fût-ce ! si mon bavardage vous gêne, passez-le.

Adonc, le cabaret de Clarisse Manot est un cabaret suffisamment propret pour un cabaret de village. À lui tout seul, il tient la façade de l’église ; rapport à ça, monsieur le curé avait soi-disant parlé de le faire fermer pendant les offices. Ne badinons-pas, da ! Une minute ! Nous avons appelé monsieur le curé devant notre conseil municipal, et puis Jean-Claude lui a dit comme ça :

— Monsieur le curé, prêchez les bonnets blancs, c’est votre affaire ; mais tant qu’à vous mêler de jouer au garde champêtre dans notre commune, tâchez de ne pas vous en aviser ; sauf le respect que nous vous devons, monsieur le curé, ça pourrait finir mal et se gâter. Pour l’amour de Dieu, faites votre métier, monsieur le curé, mais laissez-nous tranquilles.

Content ou non, monsieur le curé a répondu comme ça, en ayant l’air de se gausser de nous :

« Si c’est par amour de Dieu, mes enfants, que vous voulez garder votre cabaret ouvert pendant la messe, à votre aise ! J’ajouterai même, si vous l’exigez, boire, c’est prier. »

Et puis il n’en a plus été reparlé. Dans notre pays, voyez-vous, bien que les bonnets blancs aillent volontiers à la messe, on n’est pas toqué de religion. Aussi, à dire le vrai, il n’y a jamais guère aux vêpres, en tout, en tout, que monsieur le curé, sa sœur, le maître d’école, la petiote à Perpétue, Jeacquet le menteur, et puis la mère à Toinon qui est sourde comme un pot.

Monsieur le curé, voyant le dimanche notre cabaret plein comme un œuf, du matin au soir, en avait été un brin jaloux.

Clarisse Manot, la cabaretière de Saint-Brunelle, est une petiote femme quelque peu appétissante. Les jours notables, avec ses souliers à boucles, ses chausses bien tirées, sa cotte de futaine rouge, sa casaque à fleurs et sa marmotte en vraie soie, elle a vraiment un air de quelque chose, à réserve de son cou qui commence à enfler, si vous vous en souvenez, de la pure faute de notre maire.

Pour lors, le dimanche de Pâques fleuries, comme j’entrais au cabaret, Jean-Claude me cria de l’autre bout de la salle :

— Hé ! lurot, arrive donc.

— Comment ça, lurot ? que je réponds ; tu en parles ma foi bien à ton aise. Je n’ai point de bonnet blanc qui m’aide, et ce n’est pas étonnant si j’arrive des derniers.

— Va vitement t’asseoir, dit le père Roux, berger ; Jean-Claude, notre avocat de pignon, t’attendait pour expliquer la feuille.

— Adonc, dit Jean-Claude, les affaires se brouillent ; ça m’a quasiment l’air de la bobine de Thérèse, à certains jours ; faudra casser le fil.

— Dieu merci, non, dit Manot, l’homme de Clarisse, qui se croyait toujours obligé de prendre le parti du gouvernement ; comme le disaient encore les gendarmes l’autre jour, notre roi, c’est un malin.

— Qu’est-ce qui te dit le contraire, imbécile, reprit Jean-Claude ; on n’en est pas sur le compte de son esprit à cet homme ; pour malin, il l’est, assurément, et même si bel et si bien que m’est avis qu’il s’amuse à entortiller les autres ; on te dit que les affaires se brouillent et on te le soutient ; tais-toi, Manot.

— Oui, tais-toi, dit Clarisse qui me servait un demi-litre, puisque Jean-Claude te soutient que tu n’y vois goutte.

— Tâche, Manot, de taire ta langue, dit Jean-Claude ; toi qui crois que le roi d’au jour d’aujourd’hui c’est toujours le même d’avant la révolution de 1830.

— Tiens, dit Manot, comme si un roi et puis un roi, ça n’était pas toujours la même chose, d’un sens.

— Tu as raison, Manot, sans le savoir, un roi, puis un roi, c’est toujours la même chose, d’un sens ; c’est comme un tisserand et puis un tisserand, ça fait des chaînes et puis des trames.

— C’est justement ça, que je reprends, comme tisserand de mon état.

— Sans comparaison, dit Jean-Claude, d’un tisserand à un roi, parce qu’un tisserand ça fait de la toile et un roi ça fait des contributions. Chacun son métier ; faut des tisserands et puis un gouvernement, coûte que coûte : le gouvernement, afin d’empêcher les malintentionnés de se révolutionner à tout bout de champ ; le tisserand, afin de…

— Bah ! que je dis, quand même on se révolutionnerait un brin de temps en temps, qu’est-ce que ça nous fait, pour ce que nous avons à y perdre ? et même j’opine que nous y gagnons toujours un tantinet quelque chose aux révolutions.

— Oui, mais, dit Clarisse, qui pouvait, quoique bonnet blanc, donner sa parole librement avec nous, comment feraient ceux qui ont leur argent placé dans le gouvernement, s’il n’y avait plus de rois ? Supposez, par exemple, le maître de notre château, et tous les rentiers d’État. Allez, allez, il faut un gouvernement, quand ça ne serait que pour les riches ; ne prêchons pas tant notre propre saint.

— Charité bien ordonnée, c’est de commencer par soi-même, Clarisse, que je lui dis.

— Hé bien, révolutionnez-vous, Cellier, qu’elle me dit en gouaillant ; ce n’est ni votre femme, ni vos enfants qui vous empêcheront de suivre votre idée.

— Si j’étais assuré de trouver une ménagère habile et tournée comme toi, Clarisse, que je dis en la prenant à bras-le-corps, je chercherais à me marier peut-être.

— Pas de galanterie ni de sornettes, dit Jean-Claude ; parlons peu et bien. Je recommence à vous soutenir que les affaires se brouillent ; vous m’observez qu’un paysan comme moi ne peut pas voir fort clair dans des comédies pareilles ; moi, je vous récidive que les gazettes ne m’ont pas l’air d’avoir plus d’éclaircissement.

— Ça n’empêche, dit le père Roux, berger, qui se sentait toujours une espèce de faiblesse à l’endroit des armées de la guerre, qu’il faut convenir que nous sommes des crânes soldats, et puis que, depuis la prise d’Alger, nous savons nous battre, n’importe pour qui ni pour quoi, fût-ce ! d’une jolie manière, da !

— Bah ! bah ! dit le garde champêtre, ce n’est point déjà si beau des soldats ; ne semble-t-il pas des bêtes sauvages ? Une preuve, c’est que Jean-Claude nous a lu que les plus sauvages se battaient le mieux. Je n’ai jamais été poltron, moi, un chacun le sait ; mais quand j’ai vu commencer cette guerre-là dans l’Alger, foi de Sylvain, nom de nom ! j’ai eu peur.

— Et tu as eu raison, père Nom-de-Nom, dit Jean-Claude ; il y a beaucoup à reprendre sur les guerres, pour les lettrés, et même d’aucunes fois sur les rois.

— Vive le roi ! dit Jeacquet, qui arrivait toujours à l’heure de répondre Amen.

— Vive le roi ! dit Manot, voulant s’attirer la pratique de Jeacquet.

Je dis à Manot, comprenant ses intentions :

— Tais-toi, Manot, ou bien nous irons politiquer dans une autre auberge.

Clarisse, la fine mouche, envoya à son homme une giroflée à cinq feuilles, et Manot s’en alla en sifflotant regarder sur sa porte si j’y étais.