Mon village/L’Épidémie


Mon villageMichel Lévy frères (p. 191-200).


XII

L’ÉPIDÉMIE.


— Cette bonne âme-là, ça sera moi, Cellier, que je répondis à Jean-Claude.

Arrivé à Morlincourt, devant la porte de M. Céran, je m’arrête afin de penser en moi-même comment je dois m’y prendre pour faire ma commission.

M. Céran va encore se mettre en colère ; comme de raison, tous les ans, à pareille époque, il jette la pierre aux franciers.

À l’aventure ! faut se décider.

Mme  Céran est là, tant mieux ! elle nous défendra ; c’est une brave femme, pas fière du tout, et qui devise volontiers avec les gens de leurs affaires, pendant qu’ils attendent son homme.

— Monsieur Céran, que je dis à notre médecin qui était en train de dîner, voulez-vous venir tout de suite à Saint-Brunelle, les Franciers sont arrivés avec les fièvres ?…

Je n’osais pas dire l’épidémie. Il s’agit d’attendre que l’orage soit passé. Mme  Céran a beau s’esquinter à répéter : Monsieur Céran, calme-toi ; Monsieur Céran, à quoi ça t’avance-t-il de te mettre dans cet état ? Ah bien, oui !

— C’est à se casser la tête contre les murs, dit notre médecin. Les voilà bien avancés avec leur argent… Tenez, pour deux sous on ferait… (je n’ose pas répéter sa parole) à un paysan !

— C’est vrai que je dis après lui, dans le but de ne pas l’offusquer.

— Si c’est vrai ! recommence-t-il, je crois bien que c’est vrai ! Allons, je vais me préparer. Courez chez l’apothicaire, demandez de l’eau de seltz. Je vous prends en passant.

Comme l’apothicaire finissait d’entortiller mes bouteilles, M. Céran s’arrêta, et je me dépêchai de monter sans dire un mot à côté de lui dans son cabriolet.

La cocotte de notre médecin prit le grand trot. Parlez-moi de cette bête-là, avenante à un chacun, tranquille aux portes, et vive à la course.

Nous descendons chez Jean-Claude. Madame la mairesse, puis la Rose y sont déjà. Thérèse est incapable de quoi que ce soit, elle ne sait que braire et invectiver l’épidémie.

Vous avez vu M. Céran fort en colère, n’est-ce pas ? Eh bien, vous ne diriez plus le même homme ; il parle à Jean-Claude, à Thérèse, à madame la mairesse, à la Rose, à moi-même, d’une voix radoucie, et il nous explique tout tranquillement ce qu’il s’agit de faire : de reproches, pas un ! Mais quant à ça, entre nous, je crois que nous ne perdrons rien pour attendre.

— Reste auprès de ton oncle, la Rose, dit M. Céran ; tu as compris ce que j’ai recommandé ? S’il te manque quelque chose, tu enverras chercher madame la mairesse ; je reviendrai demain.

Et M. Céran sort avec notre mairesse.

Devant porter les bouteilles à la mairie, je les suis quelque temps et j’écoute sans le faire exprès ce qu’ils disent.

— Il faudra pourtant finir par trouver un moyen de sortir une bonne fois de cet embarras-là, dit notre médecin.

— Mon bon ami, dit madame la mairesse, ce moyen je l’ai trouvé ; occupons-nous du présent, guérissez, guérissez !

Ce n’est plus là le Saint-Brunelle des noces ; riches, pauvres, toutes les maisons sont à l’envers ; on n’a de goût à rien, les bêtes restent aux écuries, les gens aux coins de leur cheminée sans feu ; si on se rencontre, c’est pour se demander d’une voix traînante comment va celui-ci ou celui-là.

Madame la mairesse et la Rose ont servi de gardes-malades à un chacun. Allez, allez ! bien mal venu serait celui qui se permettrait de l’attaquer aujourd’hui, la nièce de Jean-Claude.

Les maîtres du château sont partis en voyage à Paris, de crainte d’attraper la maladie.

Aux environs, l’épidémie a gagné de proche en proche. M. Céran, qui n’a point dans ces pays-là des aides comme notre mairesse et la Rose, perd malgré tous ses soins le quart de ses malades.

Autrefois, même dans Saint-Brunelle, on se détournait de ceux qui avaient l’épidémie ; personne ne voulait les approcher, et souvent ils mouraient dans un coin, sans secours, comme des chiens ; mais depuis qu’on a vu madame la mairesse les soigner, sans avoir l’air d’y prendre garde, on n’a plus osé faire autrement qu’elle, et personne ne s’en est trouvé quasi mal.

Bien mieux, assuré que maintenant l’épidémie ne détruira pas à beaucoup près tant de monde, parce que ceux qui tombaient malades de peur ne sont point tombés chez nous cette année.

À la fin des fins, un chacun cependant se remet sur pied. Las ! pour les franciers, il ne restera guère d’écus à serrer dans l’armoire. M’est avis que quand l’apothicaire, le boucher et le médecin seront payés, le boursicaut sonnera petitement. Fût-ce ! il n’y a pas de quoi se plaindre. Sur trente-huit malades, il n’est mort à Saint-Brunelle que le père Roux, berger. Il a trépassé en renie-Dieu. Aux approches de sa dernière heure, il a fait venir ses parents et amis, et il leur a dit : « Honnête j’ai vécu, honnête je mourrai ; il n’est besoin de cloches à mon enterrement ; soyez tranquilles, je ne reviendrai jamais ; si je sors de ma fosse, ça ne sera pas, mes camarades, dans le but de vous visiter, je vous connais, mais bel et bien pour revoir les étoiles du ciel d’au-dessus de nous. » Et il mourut en prononçant des mots de sorcellerie : Vénus, Bérénice, Cassiopée !

Le maître d’école a été fortement malade. La Rose veille depuis dix nuits à son chevet ; elle l’a dorloté comme un père. Au jour d’aujourd’hui, c’est du fond de son cœur qu’il l’appelle : « ma fille ! »

Tout ça, n’est-ce pas l’ouvrage de madame la mairesse ? Sans elle, la Rose aurait fait quelque malheur, soyez-en sûrs.

Madame la mairesse, répétez-le, c’est une des premières femmes du monde entier !

Nous avons eu pour l’année une triste fête ; quelle différence avec celles d’autrefois ! On dirait que les familles ne prennent plus le même plaisir à frayer ensemble. Expliquez ça.

Tant bien que mal, on se remet à travailler. Au surplus, voilà le temps de la cueillette des chanvres. Déjà les femelles sont mûres.

Chanvriers et chanvrières partent le matin, tout engourdis ; mais on s’égaye vite aux champs. L’odeur du chanvre, voyez-vous, monte quelque peu à la tête des chanvriers et les pousse à chanter, comme plus tard le chènevis porte les moineaux à siffloter.

La cueillette des femelles une fois achevée, on entreprend celle des mâles[1].

Dans nos pays, la culture du chanvre ne se faisant point sur une grande échelle, pressés que nous sommes de jouir de notre récolte, nous la mettons, à peine sèche, dans les rouissoirs, et puis nous l’en retirons au cœur de l’hiver ; c’est un rude métier, je vous l’assure.

Quand nous trouvons notre chanvre suffisamment égoutté, nous le mâchons[2] ; plus tard les bonnets blancs le filent. C’est avec ce fil-là que nous autres tisserands nous faisons la toile.


  1. Les paysans confondent la mâle et la femelle en raison du préjugé qui attribue toujours la supériorité et la force à l’individu mâle.
  2. Action de séparer les linéaments de l’écorce.