La moisson (1860)
Mon villageMichel Lévy frères (p. 179-187).


XI

LA MOISSON.


Les blés sont mûrs, l’épi, dit-on, grainera bien.

Sortez des maisons, gais moissonneurs, sortez des maisons pour aller aux champs.

Les blés sont mûrs.

Alerte, faucheurs ! Bonnets blancs, alerte ! pendez à vos cous les liens d’or.

Alerte ! et place aux glaneurs.

Ils vont venir, conduits par le garde champêtre. À pieds déchaux, sur les éteules qu’ils marchent en ligne et au pas.

L’écho des promises va répéter mille et mille joyeux refrains.

De la montagne et de la vallée, quand sonnera l’heure de midi, les moissonneurs accourront au rendez-vous.

Assis sur les gerbes, gaiement, en déjeunant, un chacun devisera.

Les jeunes gars, les vieux hommes parieront ensemble combien le dizeau doit rapporter cette année.

Le soir, par le chemin creux, courbaturés de fatigue, affamés, nous descendrons.

Ah ! comme on dort de bon cœur, durant les courtes nuits, au temps des longs travaux !

Sortez des maisons, gais moissonneurs, sortez des maisons pour aller aux champs.

Les blés sont mûrs.

Tout ce que j’ai dit là, de vrai, la cloche qui sonne la moisson, les moineaux des bois, les moineaux des champs, les bêtes dans les écuries, tout ça chante la même chose.

Dans le but de ne pas aller à la France[1], je me suis engagé à faire la moisson chez le fermier. Je serai payé en blé : c’est convenu ; du blé n’est pas de l’argent… Mais on a tant de mal à la France !

Ah ! pour ceux-là qui sortent du pays, ni les moineaux, ni les bêtes, ni la cloche du village, ne chantent la chanson de tout à l’heure…

Gens de Morlinval, de Morlincourt et des environs, comme les hirondelles de nos chaumes, se réunissent à jour fixé. On fait le voyage en troupe. Chaque moissonneur porte au haut d’un bâton une faux, des sabots, quelques hardes, un pain noir sous le bras et une gourde au cou.

Avant de se mettre en route, on regarde les larmes aux yeux la flèche de son clocher, le cœur bat le beurre ; mais fût-ce ! il faut partir.

Une fois hors du village, tout est oublié. Au bout du chemin luisent les belles pièces d’or. Pourquoi regretter la flèche rouillée de son église ? On a besoin d’argent, savez-vous, dans nos pays ; car, à réserve des quelques sous que les bonnets blancs gagnent avec leur fil et leur volaille, on ne fait pas rouler grand’monnaie. Et puis… les écus, ça réjouit l’œil, on a beau dire.

Jean-Claude raconte qu’avant la Révolution nous ne savions acheter le plus petiot coin de bien ; qu’on ne nous laissait que de rares écus amassés à longue peine. M’est avis que ces temps-là étaient fameusement durs. C’est si bon de couper son bois, de semer dans son champ. Devait-on les dorloter ses chers écus !

D’après les récits, cette époque n’est pas loin de nous, et il n’est guère urgent de s’étonner si le paysan a encore une manière de faiblesse pour l’or et l’argent. Assuré que cet amour-là seul nous pousse aux moissons de la France.

Les fermiers de nos alentours ne payent qu’en blé. Vous me direz que le blé peut se vendre ; bien vous pensez ! mais ça ne sera jamais la même chose… Le moissonneur préfère au jaune épi long et grenu le jaune écu comptant et sonnant. Simple affaire de sonnerie, puisque, de même que le blé, l’argent s’égrène aisément.

C’est pourtant un rude métier d’aller à la France : faut faire à pied, au temps des fortes chaleurs, cinquante à quatre-vingts lieues, plus encore… marcher la nuit, se coucher le jour n’importe où, en plein champ, sur les routes, quand le soleil grille par trop.

D’aucunes fois, les vieux hommes ou les petiots gars, ou les bonnets blancs, restent en chemin ; ils sont censés revenir au village, confiés à la charité des passants. Mais hélas ! souvent les secours manquent… Les pauvres arriérés ne reviennent plus.

La bande ne saurait s’arrêter, le temps presse : haut le pied ! haut le pied ! on l’attend.

Dans quelle triste situation de corps arrive-t-on ? Fût-ce ! on est venu pour travailler et… on travaille. Un chacun pioche à qui mieux mieux. Plutôt fait, plutôt quitte ! Est-ce qu’on a le loisir d’être malade ?

Mais, vous jugez, le changement de pays, d’habitudes, de soupe quand en on mange, de boisson, n’y a-t-il donc pas de quoi détruire la meilleure santé ? On ne se soigne qu’en courant, et on s’en retourne à moitié mort… Argent ! maudit argent !

En voilà une de chaleur, le sommes-nous harassés ! Nous avons moissonné d’arrache-pied. Le temps est si sec, que le blé s’égrenait… Si tous les faucheurs s’étaient trouvés là, on n’aurait eu que demi-mal, mais les meilleurs sont à la France. Reviendront-ils vivants ? et dans quel état ? Pourvu qu’ils ne nous rapportent pas encore quelque épidémie ! Fût-ce ! M. Céran nous guérira.

Le père Roux, berger, soutient que la lune a un grain ou deux, les pluies vont venir. J’ai vu dans les champs deux pièces de blé encore debout : l’une est à Jean-Claude et l’autre à Cadet Lambin, tous les deux sont à la France. S’il pleut, leur pauvre blé va germer.

Chaque année, on se fait une fête du retour des franciers[2], et c’est presque toujours un enterrement…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les voilà ! les voilà ! Voilà les franciers revenus !

— Où sont-ils ? — Sur la place ! — Courons les embrasser ! — Depuis quinze longs jours et quinze longues nuits qu’ils étaient partis ! — Mon pauvre fieu ! — Mon pauvre homme ! crient les bonnets blancs. — Courons, courons les embrasser.

— Nom de nom ! quelle mine ! sont-ils jaunes ! le sont-ils !

— N’approchez pas, dit Jean-Claude, nous rapportons l’épidémie.

Ce mot-là fait sauver tout le monde, jusqu’aux femmes, jusqu’aux mères.

La désolation de la désolation, l’épidémie est à Saint-Brunelle !

— Qu’une bonne âme aille chercher le médecin, redit Jean-Claude d’une voix de mourant.


  1. Nom que donnent les paysans du nord à la moisson qu’ils vont faire au centre de notre pays.
  2. Nom des moissonneurs qui vont à la France.