Mon village/Une pétition


Mon villageMichel Lévy frères (p. 203-209).


XIII

UNE PÉTITION.


Chaque année, vers le mois d’octobre, nous recommençons les veillées.

Pour lors, à la première, pendant que nous devisions, comme à l’ordinaire, de choses et d’autres, la Rose entra tout d’un coup tenant un grand papier à la main.

— Bonsoir à un chacun, dit-elle ; je viens de la part de madame la mairesse.

— Sois la bienvenue, dit Jean-Claude. Qu’est-ce qu’il y a pour son service ? Parle vite ; quoi qu’elle nous demande, nous serons toujours les obligés de notre mairesse.

— Je vous apporte une pétition que tous les franciers doivent signer ; lisez-la hautement, mon oncle, dit la Rose en donnant son papier à Jean-Claude.

Voilà ce que la pétition disait ; je l’ai récrite dans le but de n’en pas omettre un seul mot :

« Messieurs les administrateurs des chemins de fer du Nord.

« Messieurs,

« Depuis l’invention des trains de plaisir tout Parisien connaît les beautés de la province, tout provincial a vu Paris. Rien de mieux. Les voyages sont favorables au développement intellectuel.

« Mais combien seraient plus utiles encore des trains qu’on pourrait facilement organiser !

« À l’époque de la moisson, les faucheurs du Nord, belges, picards, descendent dans le centre de la France ; les pauvres gens font à pied, les uns cinquante à quatre-vingts lieues, les autres cent à deux cents.

« Il résulte de ce déplacement une fatigue extrême, une perte de temps considérable à une époque où les bras des travailleurs manquent partout.

« Les franciers reviennent malades, développent des épidémies, et font courir à la santé publique un danger réel.

« Il s’agirait de transporter sur des points donnés, à des prix équivalents à ceux des trains de plaisir, moindres même s’il se pouvait, les moissonneurs qui descendent du Nord à l’époque de la moisson.

« Puisque vous avez su, Messieurs, trouver moyen de gagner aux trains de plaisir, il serait triste de penser que vous dussiez perdre AUX TRAINS DE TRAVAIL.

« Agréez, Messieurs[1]… »

— Les politesses d’usage ! dit Jean-Claude. Hein ! la compagnie, et qu’est-ce que vous pensez de cette pétition-là ?

— Tout de même, dit un chacun, si on pouvait arriver à ne pas payer plus cher pour aller à la France que le père Roux, berger, lors de son voyage à Paris, c’est ça qui serait joliment avantageux.

— Avisez-vous de soutenir que les bonnets blancs n’entendent rien aux choses d’administration, dit Jean-Claude ; moi, je vous répondrai que de sa vie, de ses jours, jamais un de nous autres imbéciles n’aurait songé à cette pétition-là. De quelle utilité ne serait pas, au pauvre monde de nos pays, l’arrangement d’une affaire pareille ! J’opine qu’afin d’achever, en une seule nuit, le voyage que nous mettons huit ou dix jours à finir, nous prendrions volontiers un détour de quelques lieues pour trouver des stations de chemin de fer.

— Madame la mairesse, dit la Rose, m’a encore recommandé de vous faire savoir qu’il y aurait profit à répandre vitement cette pétition-là dans les communes environnantes. Si on peut parvenir à produire un effet de grande unanimité, comme dit notre mairesse, par ainsi le projet sera pris autrement et plus en considération.

— Je me charge de tout, dit Jean-Claude. D’ailleurs, chacun se trouve avoir un intérêt privé à la chose. Va, ma Rose, on ne pourra nous reprocher négligence ni retard, si elle n’obtient pas légitime droit et aboutissement.

— C’est égal, dit le père Remblay, faut convenir que si nous faisons en rechignant les corvées que notre maire nous ordonne d’exécuter selon la loi, faut convenir que nous n’aurions point mine semblable si notre mairesse venait à nous les commander. M’est avis, d’autre part, qu’elle saurait s’y prendre de telle façon que nous croirions travailler autant à notre service qu’au service des autres. Allez ! allez ! dans mon petiot jugement, il me paraît voir que quand les maires des communes et puis les gouvernements des pays se serviront des secrets de notre mairesse, ils sauront donner courage et force à un chacun.

— Ta ! ta ! ta ! père Remblay, dit Jean-Claude, le plus clair de tout, c’est qu’une mairesse comme la nôtre ne causerait pas grand mal dans chaque commune.

— Ah ! je crois bien, dirent les bonnets blancs, les jeunes gars et les vieux hommes, ça ne fait point de doute à Saint-Brunelle !


  1. Si des trains de travail ne pouvaient être établis, chose difficile à prouver, serait-il impossible de faire délivrer aux franciers des cartes qui leur permissent de se rendre à des prix modérés au lieu de leur destination ?