P. Brunet (p. 199-206).

XVIII.


René à Mélite
Paris.

Je vois qu’il ne me reste qu’à courber la tête, ma chère Mélite. Il n’y a pas moyen de lutter contre vos cœurs généreux. Cependant, si je sentais en moi le moindre ferment d’égoïsme, si je craignais qu’un jour cet argent qui m’est maintenant sacré, pût servir à un plaisir, je refuserais, je refuserais encore. Mais j’ai tellement l’espoir de réussir, et je reste par prudence si éloigné de la vie parisienne proprement dite, que j’ose accepter ce sacrifice suprême.

Me voilà donc momentanément arraché à ces incertitudes cruelles qui, insensiblement, épuisent les forces de l’âme, j’ai donc jeté l’ancre pour deux ans dans ce grand port où les naufrages ne se comptent plus. Au reste, ce n’est pas encore une navigation que j’entreprends, je l’avoue, je jette la sonde. Une fois les brisants connus et le pilote trouvé, j’espère pouvoir me lancer au large.

Aussitôt ta lettre reçue, j’ai fait à M. Brastard ma visite d’acceptation ; il m’a immédiatement installé dans ses bureaux situés boulevard Montparnasse. Ce travail de bureau est fastidieux, mais j’ai mes heures de liberté et je me sens vivre dans le centre d’affaires qui me convient. Ici je profiterai de tout ce que j’entendrai, de tout ce que je verrai, tout me servira.

Ma liberté commençait à me peser. Je suis très-heureux de retrouver un bureau qui semble m’attendre, des camarades qui me saluent cordialement quand j’arrive, une maison blanche qui semble me sourire de loin comme on sourit à un hôte attendu.

Celle des fenêtres qui est mienne donne sur le boulevard, et, lever les yeux, est toute une distraction. Bêtes et gens courent effarés devant moi sur le macadam. Tout y passe pêle-mêle, caissons d’artillerie, omnibus, chariots gigantesques, cavaliers fringants, voitures bondissantes, cortèges funèbres. Hier, j’ai suivi d’un œil attendri une belle vache noire et blanche qui foulait d’un pas lourd et mesuré ce sol factice.

Pour une exilée, elle n’avait rien de trop abattu, et elle s’en allait fort paisiblement comme si ses longues oreilles n’entendaient que le murmure de la brise dans le feuillage.

En l’apercevant, ma pensée a fait un bond, je me suis retrouvé à Damper, j’ai cru sentir l’odeur fraîche de l’herbe coupée dans le préau.

Charles Després continue, il paraît, ses brillantes opérations et ses assiduités auprès de mademoiselle Berthe continuent aussi. Je vois souvent son élégant phaéton à la porte de M. Brastard, et ce dernier m’a fait dernièrement l’éloge de sa finesse et de sa souplesse d’esprit. « Ce garçon ira loin, s’il sait être prudent, » disait-il. Il paraît que Charles le tient au courant de ses affaires. Prétendrait-il vraiment à la main de mademoiselle Berthe ? Je commence à le craindre sérieusement.

J’ai quitté la rue du Vieux-Colombier, et je me suis logé rue Mayet, plus près du boulevard. On démolit beaucoup dans le quartier que je quitte, et je ne connais rien de plus triste que ces squelettes des vieilles maisons écroulées de Paris. Elles produisent l’effet que produisent parmi la foule riche ou aisée, les misérables, les déguenillés. Je détournais avec horreur les yeux de ces longues murailles décrépites sur lesquelles montent en zigzags comme de longs serpents noirs les traces des tuyaux des anciennes cheminées. Rien de pareil n’attriste ici mes yeux, et je commence à me sentir respirer.

Un de ces jours derniers, j’ai traversé les richesses artistiques accumulées dans l’ancien palais de Médicis, au Luxembourg. J’ai trouvé là Flandrin, Horace Vernet, Eugène Delacroix avec sa barque de Dante et son fameux massacre de Scio. Quelle toile émouvante ! En regardant les familles grecques du premier plan, je sentais la colère m’envahir, et toi, Mélite, tu aurais pleuré. Oui, tu aurais certainement pleuré devant ce pauvre enfant avide, devant cette vieille femme dont l’œil rouge, éraillé, reste sec et sur la figure atterrée, implacable de laquelle on dirait que le délire de la démence va éclater, devant ce jeune Grec qui, on peut le dire, sourit à la Mort, la vie s’échappant à flots avec le sang de ses plaies. J’ai admiré la Mort de César, par M. Court, le farouche Marius sur les ruines de Carthage, des scènes rustiques ensoleillées par Jules Breton, le Larmoyeur d’Ary Seheffer, une jolie Pandore de M. de Curzon et bien d’autres merveilles. Mais je suis seul à flâner par ces merveilleuses galeries, et mon intérêt, d’abord très-vivement excité, finit toujours par s’alanguir. Dans ma dernière visite, je me suis rencontré avec un autre exilé, avec un jeune soldat qui restait planté devant le magnifique attelage de bœufs de Rosa Bonheur. Sans s’en apercevoir il poussait de gros soupirs devant cette toile qui fait illusion. Ce ciel pur, cette terre fraîchement remuée, ces prés si verts, ces animaux vivants lui rappelaient évidemment son passé.

Peut-être portait-il le costume rustique du paysan qui lève son aiguillon avant de revêtir, de par la loi, la veste bleue aux brandebourgs blancs. J’ai salué d’un regard sympathique le brave garçon qui ne voyait que ses bœufs.

En sortant du Luxembourg, je me suis promené quelque temps dans le jardin, et j’y ai été heurté par M. de Raubond. Il m’a pris le bras et m’a emmené dîner au Palais-Royal. Pendant qu’il approfondissait les mystères de la carte du jour, je regardais l’entourage du palais, la gerbe d’eau qui retombait en pluie de perles, les mille promeneurs qui se croisaient dans le jardin. Une exclamation a interrompu le cours de mes réflexions. « Elles sont fraîches ! » criait une voix. Je me suis détourné vivement. Mon gastronome buvait avec recueillement dans une coquille d’huître. Il m’a fait signe de l’imiter, et nous avons commencé notre dîner en silence. Pour moi, je ne m’étonnais que d’une chose, c’était de trouver l’amère saveur de l’eau de mer parmi ces palais, ces arbres tailladés, ces urnes, ces grilles dorées. J’ai pu faire en esprit tout une excursion sur la grève de Damper, mon hôte m’ayant averti qu’il parlait beaucoup avant dîner, mais très-peu pendant et pas du tout après.

J’ai aussi eu dans le salon même bien des motifs d’études dont l’intérêt me faisait beaucoup apprécier le silence hygiénique de mon compagnon.

Il y avait là comme partout quelques heureux d’un moment, mais plus encore de ces physionomies sur lesquelles était inscrit le souci poignant, secret qui assombrit tant de visages mondains. Chacun de ces êtres avait plus ou moins cependant la richesse, combien peu possédaient la paix. J’ai passé en revue tous ces visages, la griffe fatale de l’ennui était à peu près partout.

Il y a une si grande diversité de souffrances chez les plus heureux en apparence, une fois la phase riante de la première jeunesse passée. Celui-ci lutte contre une passion qui l’envahit, celui-là souffre d’une maladie dont il sent le germe mortel en lui, cet autre a au cœur un regret vivant, éternel… À peu près partout, désolations intimes, froissements douloureux, déceptions cruelles.

Il arrive certainement une heure où l’homme ne sait où jeter son regard. Le passé est triste, le présent souvent douloureux, l’avenir inconnu et incertain. Élisabeth Seton a vraiment eu mille fois raison de dire : « Il ne faut regarder ni en arrière, ni en avant, toujours en haut. »

Ce sursum corda féminin termine ma lettre, ma chère Mélite, ma bougie s’éteint. Mille tendresses aux habitants du presbytère de Damper-Coat ; j’espère que Tack ne sera pas trop malheureux sous le gouvernement autocratique de Fantik. Tu es là pour défendre l’innocent, et je me sens parfaitement rassuré.

Adieu, adieu, et tout à toi.
René.