P. Brunet (p. 206-213).

XIX


Mélite à René.
Damper coat.

Enfin, mon cher René, nous commençons à être passablement contents de notre sort. Te voilà occupé, casé, comme nous disons à Damper, nous voici fort agréablement installés en pleine campagne dans cette ravissante saison que les poètes ont bien fait de chanter, et qui apporte vraiment avec elle un reflux de vie, de gaîté, de jeunesse. Mon oncle Jérôme mesure tous les jours la hauteur de son gazon et fait gaillardement ses deux lieues pour voir ses malades, tante Marie a des sourires pour le soleil et pour les haies reverdies, Fantik elle-même s’adoucit sensiblement et m’écoute chanter, Tack va et vient, saute et gambade comme un fou et accompagne M. le curé dans ses courses nocturnes. Pour moi j’ai fait une découverte qui va surprendre et charmer mon cher Parisien tout comme si je lui annonçais vraiment du nouveau. C’est que nous sommes tout près de la maison de campagne de madame Anne Bourgeauville où se loge pour ce printemps et cet été mademoiselle Fanny Bourgeauville. Voici donc que nous rencontrons à Damper-Coat une société choisie et intime qui ne laisse plus de place aux regrets. J’ai vu ces dames ce matin à l’église et au sortir de la messe Fanny m’a présentée à sa tante. J’avais déjà aperçu par Damper, les grands jours, cette taille majestueuse, ce visage doux et intelligent encadré dans de grands bandeaux gris naturellement ondulés. J’ai été très-vivement intéressée en les revoyant de plus près et en entendant cette voix très-suave et très-pénétrante qui va doucement jusqu’à votre âme. Je comprends parfaitement que Fanny ait abandonné Damper pour vivre au moins quelque temps avec cette femme au front serein et au regard profond. Que de choses il y a dans ce regard, une vraie lumière ! Il n’y a donc pas besoin d’aller à Paris pour se trouver avec des natures supérieures, des êtres privilégiés. Voilà qu’à l’ombre de mon beau clocher de granit je me rencontre avec une de ces âmes. La grâce et la simplicité de son accueil ont fait tout à coup évanouir ma timidité. Quand on a tant entendu parler d’une personne, quand on a tant entendu vanter sa valeur intellectuelle, l’élévation de son caractère et de ses sentiments on éprouve en même temps qu’un vif désir de la connaître, l’appréhension de l’approcher. Devant madame Anne Bourgeauville l’appréhension fait tout de suite place à je ne sais quelle respectueuse sympathie. Elle est jeune encore, elle est belle encore, elle est souriante encore, mais comme on devine cependant qu’elle a passé sous la meule de la vie, comme à certains moments on saisit qu’elle a beaucoup souffert. Nous avons parlé de toi et elle m’a demandé avec intérêt de tes nouvelles. Par les Després, qu’elle connaît intimement, et par Fanny, elle est un peu au courant de tout ce qui se passe à Damper.

Je te dirai qu’ici je deviens active comme une abeille, ce qui me plaît beaucoup. Le presbytère est une sorte de petite maison de campagne. Mon oncle a une douzaine de pommiers, cinq ou six grands cerisiers, une petite châtaigneraie, deux belles vaches qui passent la journée dans le verger, un petit troupeau de brebis. Fantick étant bon gré mal gré confinée à la maison par ses rhumatismes, il est reconnu que je puis m’ériger en surveillante du dehors sans lui faire ombrage. Je trotte donc par cet enclos, donnant un coup d’œil à tout, m’assurant que Loïzik le pasteur ne laisse pas ses brebis aller manger les salades des voisins, coupant çà et là une branche de châtaignier gênante et cherchant un travail utile pour l’enfant pendant les moments où toutes nos bêtes sont encore à l’étable. Je me sens maintenant un goût particulier pour la vie rustique, simple, je dirai presque pour cette évangélique pauvreté. Non pour la misère dont le spectre s’est présenté à notre porte le jour où s’est enfui le banquier chez lequel était déposé notre patrimoine, mais pour la vie active, sobre, utile. Je m’intéresse à la santé de nos belles poules et de nos blanches brebis, je porte le plus vif intérêt à la pousse des légumes, je taille, je sarcle, je balaye, je lave, je mets la main à toutes les pâtes, excepté aux pâtes sacrées que pétrit Fantik avec tant de solennité. Les jours de marché je ne suis pas fâchée d’avoir la responsabilité de notre dîner et je transforme notre jolie cuisine en salle à manger pour être plus à même de servir mes deux chers vieillards.

C’est un de nos bons jours, un de nos petits jours de fête. Tu n’incrimineras pas, je l’espère, mon nouveau genre de vie, mon cher René. On peut devenir simple sans devenir vulgaire, que d’hommes puissants ont apprécié ce travail des mains, il y a des rois qui ont aimé à manier le ciseau et les grands Romains tenaient bien la queue de leur charrue. Pour une femme surtout je n’aime pas le faux air grande dame qui consiste à s’éloigner systématiquement de la cuisine et du four. Je connais des jeunes filles qui n’ont pas plus de fortune que moi et qui passent leur temps à faire grincer les cordes d’un mauvais piano, à lire des romans absurdes, à se parer et à prendre des poses absolument pour le roi de Prusse. Que tout cela est sot et absurde et faux, et qu’il faudrait bien mieux apprendre et apprendre encore, être quelqu’un d’utile, d’indispensable, d’économe dans leur maison. La maison ! peut-on l’aimer quand on ne cherche pas à la parer de ses propres mains, quand on n’y établit pas sa vraie royauté. Pour moi, puisque me voici devenue une campagnarde, je le serai tout de bon, de pied en cap, et quand tu reviendras tu expérimenteras mes connaissances acquises, tu me verras à l’œuvre et tu m’applaudiras des deux mains.

Je me promène aussi beaucoup ; tout doucement dans le verger avec tante Marie, très-prestement par les chemins raboteux avec mon oncle Jérôme qui marche comme un basque, et à mon pas quand je suis toute seule. En qualité de nièce de M. le curé je puis m’aventurer par toutes les routes dans la paroisse, les femmes me sourient, les petits enfants accourent m’embrasser et les hommes m’ôtent leur chapeau du plus loin qu’ils m’aperçoivent.

Hier, sous une haie de pimprenelles, j’ai rencontré Colomban. Il n’était pas seul. Un autre vieux pauvre qui portait une défroque de bourgeois : redingote percée et graisseuse, gilet de satin éraillé, chapeau de soie défoncé, avait posé sa tête grise et échevelée sur les maigres genoux de son camarade d’infortune et dormait là fort paisiblement. Colomban m’a d’abord, comme toujours, demandé de tes nouvelles, et puis il m’a dit quelques paroles de compassion sur son vieux confrère endormi, un pauvre homme qui s’est gâté dans les grandes villes, qui ne veut plus croire à Dieu ni à diable, et qui, n’ayant pas à manger, boit pour s’étourdir.

Colomban espère le ramener à de meilleurs sentiments, il le loge dans sa cabane, partage son grabat et son pain avec lui, le fait accueillir par les ménagères charitables et le conduit à l’église le dimanche. « Et quand il refuse de venir, le païen, a-t-il ajouté, je lui redis le prône et il commence à reprendre goût au paradis, se trouvant si mal dans ce pauvre monde. » Je lui ai promis deux écuelles de soupe et deux bonnes places dans le grenier à foin du presbytère si sa tournée ne lui permet pas de regagner sa hutte, et j’ai quitté le vieil apôtre qui pratique à sa manière et dans la mesure de ses forces le commandement évangélique.

Il faut aussi que je te quitte, mon cher René, nous t’embrassons de tout notre cœur.

Mélite.

P. S. — Au moment de fermer ma lettre, je reçois un billet de madame Anne Bourgeauville. Elle me demande d’aller passer la journée de mardi à son cottage de La Brise, elle me promet une promenade en mer. C’est bien tentant.