P. Brunet (p. 195-199).

XVII.


Mélite à René.
Damper Coat.

Quelle va être la désolation de mon cher frère en apprenant que son billet est arrivé un peu tard. Le receveur de l’enregistrement trouvant le ciel ouvert et s’éprenant soudain de la vieille maison, du jardin et du préau, en a donné tout de suite huit cents francs pour un bail de trois, six, neuf. Nous n’avons vraiment pas eu le courage de détruire une aussi belle affaire, nous avons joyeusement signé le papier timbré, et il n’y a plus à y revenir. Huit jours plus tard, une charrette enlevait nos meubles de famille les plus précieux, et nous suivions dans une carriole que conduisait mon oncle Jérôme et autour de laquelle gambadait Tack.

Tu le vois, mon cher René, la chose est achevée, parachevée, donc, résigne-toi. Je t’écris de Damper Coat, qui est le plus joli bourg qu’on puisse rêver. Il est vrai que nous y arrivons dans une saison charmante. Cela a bien un peu pesé dans notre décision. Tante Marie a toujours aimé la campagne et pour moi j’en raffole.

Notre sacrifice a de grandes compensations, mon cher René, et tu peux vivre tranquille. À part l’inévitable déchirement du départ, notre changement de vie nous plaît infiniment. Cela me semblera très-drôle de passer en étrangère devant notre vieille demeure, de voir sous la tonnelle de chèvre-feuille des visages inconnus, d’entendre des voix et des rires d’enfant sortir de ces murailles ordinairement silencieuses, mais je ne serai que plus heureuse de m’y retrouver plus tard.

Connais-tu Damper Coat, la nouvelle paroisse de mon oncle ? Je n’aurais pas osé espérer si bien. L’église est un bijou gothique du plus pittoresque effet. Par l’une des fenêtres de ma chambre, je vois sa flèche élégante qui, quand le ciel est bleu, semble criblée de gros saphirs, ses balustrades découpées à jour, ses clochetons dentelés, ses saints méditant dans leurs belles niches sculptées ; par l’autre, un regard tombe sur un gros ruisseau qui bouillonne en cascade, puis qui forme une espèce de mare limpide où les femmes du bourg vont laver et où les enfants mènent les animaux s’abreuver. De ce côté, l’horizon s’élargit, l’œil va loin et s’arrête à une masse verte et feuillue. C’est la montagne de saint Damper que la grande route traverse. En regardant cette grande route, qu’on prendrait pour une large écorchure peinte à l’ocre, je me rappelais tes journées de chasse, je te voyais descendant la montagne avec tous les Després, le fusil sur l’épaule, la carnassière au dos et Tack sur tes talons.

Ce que nous avons apporté de mobilier va donner un certain air au presbytère dans lequel notre cher oncle vit dans une simplicité tout à fait évangélique. Le soir de mon arrivée, il a tout à coup pensé qu’il fallait autre chose qu’un miroir à barbe dans la chambre d’une jeune fille, et il m’a apporté dans ses propres bras la glace à cadre doré de son salon.

Nous l’avons attachée à la muraille, j’ai déclaré qu’elle était d’un effet charmant, placée de manière à reproduire les festons de vigne qui encadrent ma fenêtre, et il est parti enchanté. Je t’avoue que ma vigne pourra se mirer à l’aise dans ce miroir superbe. Il me rend tellement verte et tellement contrefaite que je ne serai jamais tentée d’y chercher une satisfaction de coquetterie.

Je crois qu’au bout de quelque temps de séjour, nous pourrons donner à la simplicité de la maison quelque chose d’un peu plus élégant, d’un peu plus riant, mais il faut de la prudence. Un dragon aussi terrible que les dragons de nos légendes veille sur nous.

Fantik, la vieille servante de mon oncle, nous accable de belles protestations, mais, au fond, elle est très-peu charmée de notre présence dans cette maison dont elle s’est faite maîtresse.

Cette amabilité exagérée dénote chez elle une agitation intérieure d’assez mauvais augure. Elle regarde du coin de l’œil tante Marie à chaque ordre qu’elle donne. Tante Marie va son petit train, et sa grande douceur calmera bien vite, je l’espère, les appréhensions de l’ambitieuse fille. Je le devine, elle nous exilera de la cuisine où elle trône en souveraine, c’est certain, mais si cet empire peut lui suffire, nous le lui abandonnerons de bon cœur. Où l’amour du commandement va-t-il se nicher ?

Mon oncle Jérôme veut que je te répète qu’il est enchanté de posséder sa sœur et sa nièce. Tante Marie t’embrasse et paraît parfaitement heureuse, Tack te dirait, s’il le pouvait, qu’il se plaît extraordinairement dans la grande cour ensoleillée, et moi je te redis que je suis grandement heureuse de voir cette grosse difficulté aussi heureusement surmontée, et je t’embrasse de tout mon cœur.

Ta sœur affectionnée,
Mélite.