P. Brunet (p. 51-60).


V


En apercevant madame Després, Fanny se leva rouge jusqu’aux tempes, mais demeura immobile. Madame Després s’avança avec empressement vers elle, lui prit la main et, avec la douceur d’accent qui lui était particulière, elle lui dit :

— Je n’ai pas voulu, ma chère enfant, laisser passer cette journée sans venir vous dire combien je prends part à votre chagrin. Plusieurs de ces dames m’auraient accompagnées si elles l’avaient osé.

Fanny s’inclina sans parler, et puis, tout en balbutiant d’une voix tremblante un remercîment, elle avança un siége à madame Després. L’excellente femme ne passa pas son temps à lui prodiguer les consolations banales qui ne descendent pas jusqu’au cœur. Pressentant qu’en ce moment elle devait surtout souffrir de sa solitude, elle lui parla des sentiments affectueux et bienveillants dont chacun se sentait animé pour elle, des siens en particulier, de ceux de sa famille. M. Després était à sa disposition, et, si elle avait besoin de conseil dans les affaires qui allaient suivre, il la priait de le regarder comme un second père.

À cette expression peut-être aussi imprudente qu’irréfléchie échappée du cœur de madame Després, Fanny tressaillit et voulut parler de sa reconnaissance. Elle balbutiait, elle hésitait, elle craignait d’en trop dire ; mais son visage ému, son regard éloquent, parlaient suffisamment pour elle. La vue de madame Després, les affectueuses inflexions de sa voix, sa physionomie empreinte d’une compassion tendre et vraie, avaient soulevé en son pauvre cœur une véritable tempête d’émotions. Si elle ne se fût retenue, si, en s’étudiant à comprimer en elle ce besoin d’épanchement si impérieux dans la jeunesse, elle n’eût acquis un grand empire sur elle-même, elle se fût en ce moment jetée avec bonheur dans les bras de cette douce femme qui, la première, apportait à l’orpheline abandonnée des paroles de consolation. Sa timidité ordinaire la paralysa, et aussi l’exquise délicatesse de ses sentiments. Madame Després, c’était la mère de Charles, elle ne pouvait le mettre en oubli.

Pendant cette visite, à laquelle il était bien naturel que la jeune fille attachât une importance des plus significatives, le nom de Charles ne fut pas même prononcé, ce qui n’empêchait pas que le cœur dilaté de Fanny ne se remplît d’espérance.

Quand au moment de prendre congé d’elle, madame Després lui offrit la main, par un mouvement spontané elle lui tendit son beau front, et si pendant que madame Després y appuyait affectueusement ses lèvres, sa bouche avait laissé passer ce que murmurait son cœur, elle aurait prononcé ces deux mots dont elle n’avait jamais goûté le charme puissant et qui paraissent plus doux encore aux lèvres de l’orphelin : Ma mère !

En quittant Fanny pour retourner chez elle, madame Després trouva la blonde Mélite qui sortait de chez elle.

— C’était précisément toi que j’espérais rencontrer, Mélite, dit la bonne dame. N’es-tu pas allée voir Fanny Bourgeauville ?

— Non ma tante, répondit Mélite ; j’irai plus tard avec ma tante lui faire une visite de deuil.

— Pourquoi n’irais-tu pas auparavant, aujourd’hui même ? Demande donc cette permission à ta tante, qui ne te refusera pas. Ce serait beaucoup plus amical : cette pauvre enfant est seule, triste, et, dans un moment comme celui-ci surtout, c’est bien dur. N’es-tu pas de mon avis ?

— Parfaitement, ma tante. Mais je sais bien qu’elle aura des visites aujourd’hui.

— Peut-être, mais la tienne lui ferait plaisir.

— Je ne dis pas, ma tante, mais on ne voit pas mademoiselle Bourgeauville, vous le savez bien ; je ne la connais que très-peu et je ne sais pas si j’oserai…

— Allons donc, Mélite, on doit toujours oser porter à celui qui souffre quelques paroles sympathiques. Entre jeunes filles surtout, c’est si facile.

— Vous avez raison, ma tante, j’irai, dit Mélite, qui avait un excellent cœur, mais ne voulez-vous pas entrer ?

— Non, non, il est tard, et je vais sans doute trouver mon monde à table ; mais je tenais beaucoup à te parler de cette pauvre Fanny, dont l’isolement me fait peine. Au revoir, mon enfant.

Et très-satisfaite du succès de sa démarche, madame Després reprit le chemin de sa maison. L’heure du dîner était effectivement passée, la cloche pendue au toit avait jeté deux fois son aigre appel ; les gars, toujours possesseurs d’un formidable appétit, entouraient la table carrée et attendaient leur mère en grignotant des croûtes.

— Ah ! maman, s’écria Francis, quand elle parut, si vous aviez tardé seulement cinq minutes, je m’évanouissais.

— Et moi aussi, ajouta Olivier, qui achevait d’avaler une énorme pomme de terre cuite à l’eau, qu’il avait tout doucement amenée du plat dans son assiette.

— Avec une pomme de terre d’une demi-livre entre les dents, remarqua en riant Marc, qui avait été témoin de la rapine.

— L’abbé n’aura peut-être pas la force de prononcer le bénédicité, demanda Henri, en se tournant vers l’abbé Jean.

Charles, qui paraissait préoccupé et plus soucieux que d’habitude, ne prenait aucune part à ces plaisanteries d’esprits heureux. Pendant que ses frères faisaient des entailles profondes aux plats solides et simplement apprêtés que Suzanne plaçait sur la table, il mangeait du bout des lèvres et ne se mêlait pas à la conversation. Il quitta la table le premier, et, refusant de s’associer à une battue qui se faisait l’après-midi même dans le bois voisin, il s’en alla seul par le sentier du verger. Son refus ne laissa pas que d’étonner les jeunes gens. Sans être aussi fanatique qu’eux de ces fatigants exercices qui convenaient à leur santé robuste, il s’associait volontiers à ces parties de plaisir dirigées par ses frères, auxquelles s’adjoignait toute la jeunesse de Damper et des environs. Mais la chose avait en soi un tel intérêt, que ce petit incident passa à peu près inaperçu, et, lui parti, on ne s’occupa pas de son absence.

Comme il s’agissait de la destruction d’animaux nuisibles, M. Després lui-même s’en mêlait, et il avait chargé de son bagage cynégétique Olivier, le robuste Olivier, qui portait légèrement son double fardeau.

Madame Després, debout sur le seuil de la porte, assista au départ de la petite caravane, puis elle appela d’un geste l’abbé qui s’en allait dire son bréviaire dans les champs, s’enquit de la direction que Charles avait prise, et se dirigea vers la partie du verger qu’on lui indiquait. Elle marchait les yeux baissés et si lentement, qu’on aurait pu penser qu’elle comptait les touffes d’herbe qui se montraient çà et là sur l’allée imparfaitement sablée. Maintenant que personne ne la voyait, la sérénité habituelle à sa physionomie faisait place à une gravité douce et triste qui révélait une souffrance intérieure. Elle pensait à son fils, et, on pouvait le dire, sans qu’il y parut, il était depuis quelques jours son unique pensée. L’amour maternel, c’est l’incarnation du dévouement. Charles avait été le plus faible de ses enfants, et elle s’était occupée de lui avec une sollicitude particulière, pendant toute cette période de la petite enfance, pleine pour les mères de fatigues inouïes, quand l’enfant qu’elles élèvent est d’une constitution délicate. Plus tard, il avait montré un caractère beaucoup moins aimable, moins heureux que celui de ses frères ; il était dans la famille, sombre souvent, difficile toujours, et, comme cela refroidissait les sympathies autour de lui, elle lui avait prodigué ses plus délicates tendresses. Les autres analysaient ses aspirations, ses dégoûts, ses caprices, et levaient les épaules d’impatience ; elle feignait de ne rien analyser, de ne rien deviner ; il souffrait, cela lui suffisait, et elle compatissait aveuglément à tout. Et cependant personne peut-être n’avait sondé aussi profondément qu’elle le mal mystérieux dont il était atteint, personne n’avait mieux lu dans cette imagination malade, toute pleine de séduisants mirages et de désirs insensés. Elle avait vu se développer dans l’âme de son fils le germe funeste d’une ambition dévorante et maladive, elle avait suivi d’un œil triste, mais perspicace, le progrès du mal, et elle avait essayé d’y porter remède. Elle avait échoué, et cela devait être, puisqu’elle ne pouvait ni lui procurer l’existence brillante qu’il rêvait, ni lui faire goûter malgré lui les charmes d’une vie dont il dédaignait les simples joies. Charles avait beau se replier sur lui-même, et fermer son âme, sa mère s’y insinuait et s’expliquait tout ce qui s’y passait, bien qu’elle ne connût rien au delà de son étroit horizon. Le cœur parfois a de meilleurs yeux que l’esprit, et l’instinct maternel rend singulièrement clairvoyant.

Sans l’avouer à son mari, elle craignait sérieusement de le voir partir et s’éloigner. Que deviendrait-il seul contre la destinée, seul contre la déception, seul contre lui-même ? Telles étaient les questions qu’elle s’adressait avec angoisse. Elle cherchait laborieusement un moyen de le retenir, de le fixer. Une femme célèbre a dit qu’il n’est pas aussi difficile qu’on croit de rester fidèle à ses engagements, parce que l’engagement qu’il faut garder vous garde à son tour, il tranche dans le vif de l’incertitude et protège la volonté de toute la force de l’arrêt rendu. Madame Després pensait ainsi. Si Charles consentait à s’établir notaire à Damper, il s’y marierait, et c’en était fait des vagues projets, des idées ambitieuses ; il mettrait les deux pieds dans la vie réelle, agissante, et l’habitude et les liens de famille anéantiraient jusqu’à l’ombre d’un regret. Mais, s’il refusait cette occasion unique de se fixer avantageusement près de ses parents, il était perdu pour elle, il se lancerait dans ces carrières hasardeuses qui, de loin, le fascinaient, et où, sur vingt, dix-neuf périssent. Elle le cherchait en ce moment pour lui parler de cette affaire capitale, espérant encore au fond de son cœur qu’il ne laisserait pas échapper l’occasion de se faire une position assurée, qu’il ne serait plus en son pouvoir de ressaisir s’il ne réussissait pas ailleurs.

Elle l’aperçut enfin assis sur le tronc d’un hêtre nouvellement abattu, elle le rejoignit et s’assit en silence à ses côtés.