P. Brunet (p. 60-69).


VI.


Placés comme ils l’étaient, ils tournaient le dos à la ville. Vis-à-vis d’eux s’élevaient les toits de chaume de la ferme exploitée par M. Després, et alentour et au delà c’était la campagne avec ses champs jaunes, ses talus couverts de chèvre-feuilles, sa fraîcheur et son repos.

— Je veux te parler depuis avant-hier, mon fils, commença la mère, et je n’ai pu en trouver l’occasion. Puisque nous voilà seuls, veux-tu que nous causions ?

— Si vous voulez, maman, répondit Charles négligemment.

— As-tu réfléchi à ce que ton père et moi t’avons dit le jour de la mort de M. Doublet, Charles ?

— Pouvez-vous le demander, je ne pense plus qu’à cela.

— Eh bien ?

— Eh bien, je suis toujours dans les mêmes incertitudes. D’un côté mes idées et mes goûts, de l’autre vos désirs et vos calculs. Mais, je l’avoue, j’ai beau me battre les flancs pour essayer d’adapter mes raisonnements aux vôtres, je ne puis pas.

— Cependant, mon enfant, il me semble clair jusqu’à l’évidence que tu repousses ton propre bonheur.

Charles secoua la tête, et ses yeux devinrent fixes.

— Être notaire à Damper avec quinze cents francs de rente n’est pas le bonheur, dit-il d’un air pensif.

— Ton père et moi avions moins que cela quand nous nous sommes mis en ménage, mon cher enfant.

— Je le sais bien, mon père s’est plu à me le répéter ; mais je le sens, je n’aurai jamais le courage de suivre son exemple.

— Cependant tu vois qu’avec de l’ordre, de l’économie, nous…

— Avec des privations, vous voulez dire.

— Comme tu voudras. Donc avec des privations, qui n’ont en rien nui à notre félicité, nous sommes parvenus à une aisance qui…

— Dites à la pauvreté, ma mère, s’écria Charles en interrompant une seconde fois sa mère. Votre aisance relative n’est pas autre chose, et je vais vous le prouver. Avez-vous pu entourer votre vieillesse du moindre bien-être ? Non. Avez-vous pu nous lancer dans les carrières brillantes où se font les beaux avenirs ? Non. Avez-vous pu satisfaire une seule de nos fantaisies de jeunesse un peu coûteuses ? Non. Qu’un de nous désire voyager pour s’instruire, ou pour aller simplement dans une grande ville respirer un autre air que cet air atrophiant de Damper qui épaissit les idées dans le cerveau, mon père lui dira : « Je ne puis pas. »

— Mais, Charles, le bonheur n’est ni dans le bien-être, ni dans les orgueilleuses satisfactions, ni dans les voyages lointains.

— Il est moins encore dans les privations de tout genre, dans l’immobilité, dans la stagnation. Vivre à l’ombre des murs moisis de Damper n’est pas être heureux.

— Jusqu’ici pourtant je l’ai été, heureuse, Charles, et ce qui vient empoisonner mon bonheur ne provient ni de la monotonie de ma vie ni de sa simplicité.

Il y avait des larmes dans sa voix.

— Ma mère, pardonnez-moi si je viens, bien involontairement, troubler ce bonheur dont vous jouissez, dit vivement Charles ému par ce reproche indirect ; mais vous voulez la vérité, il faut bien que je vous la dise, n’est-ce pas ? Dieu me garde de méconnaître la sagesse et le dévouement de votre conduite, mais ce qui vous a suffi, ce qui suffira à mes frères ne me suffit pas. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Je crains que tu ne regardes sous un faux jour la vie de fantaisie que tu rêves, mon fils. Au lieu de la richesse, tu peux ne trouver que des déceptions.

— Qu’en savez-vous, maman ? Qu’en sais-je moi-même ?

— Oh ! Charles, tu n’es pas le premier qui se soit égaré.

— S’il y en a qui s’égarent, il y en a qui arrivent.

— Mais enfin supposons que tout te réussisse à souhait, ne sera-ce point acheter trop cher les avantages que tu envies par tant d’années d’isolement et de déboires ?

— Maintenant on fait fortune plus vite que vous ne pouvez le penser. Je connais un jeune homme qui, en risquant sa fortune à la Bourse, l’a quadruplée en deux ans.

— Et s’il l’avait perdue, Charles ?

— Je ne sais pas ce qu’il aurait fait, dit le jeune homme d’un air sombre.

Madame Després joignit les mains et se tournant vers son fils, elle le regarda en face :

— Il n’avait donc pas connu sa mère ! dit-elle avec un regard sublime.

— Ou du moins sa mère n’était pas une mère comme vous, maman, répondit Charles avec vivacité ; de ce côté, soyez sans crainte, votre souvenir seul serait assez puissant pour m’empêcher de me porter à de pareilles extrémités.

Il saisit une des mains de sa mère, y appuya ses lèvres et, reprenant sa pose négligée et sa physionomie indifférente, il ajouta :

— En vérité, les circonstances elles-mêmes se font vos complices pour me persuader de m’ensevelir à Damper. J’aurais longtemps hésité avant de laisser mon père acheter pour moi l’étude de M. Doublet, mon vieux patron me la donne.

— Tu devrais regarder cette circonstance comme une invitation de la Providence à ne pas nous abandonner, Charles.

— Je l’ai tout simplement regardée comme un événement heureux qui me rend indépendant. L’étude sera bien vendue trente mille francs. Avec cela je peux, sans rien demander à mon père, aller tenter la fortune et vivre un peu à ma guise. Mais il a plu à M. Doublet de river une chaîne à son présent, en y joignant une condition que je ne me sens pas la moindre velléité d’accepter.

— Pourquoi ? Fanny Bourgeauville est bien, très-bien, tu lui plais.

— Oh ! dit Charles en réprimant un sourire, qui vous fait penser cela, maman ?

— Tu sais que je suis allée la voir. Il n’a pas été question entre nous de la position que les dernières volontés de M. Doublet nous font vis-à-vis l’une de l’autre ; mais la pauvre enfant avait son secret sur les lèvres et dans les yeux. Quand je lui ai dit, un peu sans y penser, que Després était à sa disposition pour l’aider dans les affaires de la succession, qu’elle pouvait le regarder comme un second père, malgré son empire sur elle-même, elle n’a pu maîtriser son émotion. Je t’assure qu’en ce moment je me suis bien retenue moi-même pour ne pas lui avouer le plaisir que j’éprouverais à la voir devenir ma fille.

— Je n’aurais pas reconnu là votre prudence ordinaire, maman, dit Charles avec un grave hochement de tête.

— Elle te déplaît donc bien ? demanda madame Després ?

— Elle me plairait, répondit-il évasivement, que je ne l’épouserais pas.

— Pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que je désire rester libre, parce que je ne veux pas si jeune attacher à mon pied ce boulet du ménage qu’il peut être très-doux à d’autres de traîner ; parce que je ne tiens pas à me clouer de mes propres mains aux murs de Damper. Mademoiselle Fanny, d’ailleurs, a mon âge, et si j’avais dû me choisir une femme à Damper, ce n’est pas à elle que j’aurais pensé.

Il se tut. Madame Després achevant sa pensée reprit ;

— Mais si ton cœur te portait ailleurs, qui t’a dit que nous aurions l’idée de contrarier tes goûts ? Mélite est charmante.

— Oui, mais…

— Il y a aussi un mais !

— Maman, elle est pauvre.

— Sa petite dot et le revenu de ton étude vous formeraient un très-joli revenu.

— Il est positif que nous ne serions pas tout à fait en danger de mourir de faim.

— Charles, peux-tu parler ainsi ! Oh ! on a bien raison de dire qu’on ne sait pas ce que deviennent les enfants qu’on élève. Vous avez été nourris de simplicité, et quelques liaisons imprudentes, quelques années dans les grandes villes, ont suffi pour te perdre.

— Que voulez-vous, maman ? pour moi, jouir, c’est vivre ; mener la vie étroite, mesquine, c’est végéter. Chacun a ses idées là-dessus. Vous trouverez assez d’imitateurs dans mes frères. Leur plan de bonheur est ceci : vivre et mourir à Damper ! Pour le mariage leurs idées diffèrent également des miennes. Voilà Olivier qui, quand il se sera assuré une cinquantaine de clients, sera tout prêt à vous prier d’aller demander pour lui Mélite en mariage. Le pauvre garçon fait tout ce qu’il peut pour dissimuler la crainte qu’il éprouve de me voir céder à vos instances. Moi parti, il espère bien se faire aimer et il y réussira. Mélite ne perdra pas au change. Olivier fera un excellent mari, il continuera les traditions de famille si chères à mon père, et s’il a des enfants il leur fera, après vingt ans, pratiquer l’obéissance.

Comme il disait ces paroles, la figure rubiconde de Suzanne apparut à la limite du jardin.

— Madame, on vous demande, cria-t-elle.

Madame Després se leva.

— Écoute, Charles, je vois bien que je n’ai pas été assez heureuse pour te convaincre, dit-elle affectueusement ; mais, je t’en prie, réfléchis encore à tout cela, ne te hâte pas de prendre une décision. Le testament de M. Doublet ne sera pas ouvert avant huit jours, tu as encore du temps devant toi, pèse bien toutes nos paroles et ne te presse pas de communiquer à ton père ta décision irrévocable. Moi, qui n’ai en vue que ton bonheur, ton seul bonheur, mon enfant, je veux encore espérer que tu te rendras à nos désirs.

— N’espérez pas trop, ma mère. Cependant je suivrai votre conseil, je me raisonnerai moi-même et je ne me prononcerai qu’au dernier moment.

Sur cette promesse, Madame Després s’éloigna.

Charles, sa mère partie, appuya ses deux coudes sur ses genoux, et, se pressant le front de ses deux mains :

— Quel démon d’ambition et de révolte se cramponne donc ainsi à mon cerveau, pensa-t-il tout haut, et me donne le triste courage de résister à ma sainte mère !