P. Brunet (p. 42-50).


IV


La mort du notaire Doublet ne fit pas événement à Damper, où tout accident de cette nature tendait à prendre plus ou moins les proportions d’un événement. À Damper on le regardait comme un homme obscur, insignifiant, insociable. C’était un bon notaire, mais ce n’était qu’un notaire, collé à son étude comme la moule à son rocher. De sa vie de labeur et de désintéressement, de son dévouement pour sa famille et pour la fille de celui qui avait été son bienfaiteur, de sa probité et de son intégrité bien connues, il n’était vraiment pas question. Que de dévouements échappent ainsi à l’appréciation des hommes qui ne songent pas même à honorer de leur estime les vertus qui leur sont le plus utiles ! Heureusement que ce ne sont pas les hommes qui sont chargés de les récompenser.

La sauvagerie de M. Doublet, son ignorance des choses du monde, son éloignement systématique des affaires qui ne le regardaient pas, sa vie solitaire, avaient donc élevé autour de lui la barrière de l’indifférence publique, et cette indifférence avait fini par s’étendre jusqu’à sa fille adoptive. Quand, après les funérailles, Fanny repassa le front abattu et le sanglot aux lèvres le seuil de cette maison morne, devenue veuve de son maître, elle était seule. Personne ne s’était trouvé assez intimement lié avec elle pour oser la suivre.

Ce n’était pas que les femmes composant la société de Damper manquassent de bonté ; mais, chose rare, dans une petite ville, cette jeune fille qui était une des leurs, qui avait été élevée au milieu d’elles, leur était restée complètement étrangère. Enfant, elle avait été exclusivement livrée aux soins de la vieille Perrine qui était d’un caractère peu sociable ; jeune fille, elle avait vécu de la vie isolée de son tuteur, ce qui l’avait rendue d’une timidité insurmontable. Elle n’avait formé aucune liaison même parmi les jeunes personnes de son âge.

M. Doublet n’avait jamais eu l’idée de se séparer d’elle et, pendant que les autres jeunes filles allaient achever leur éducation et s’habituer à la vie commune dans les pensionnats des villes voisines, elle avait continué à suivre l’externat tenu par des religieuses spécialement dévouées à l’éducation des enfants du peuple. Elle passa ainsi de l’enfance à la jeunesse sans ces transitions de physionomie, d’éducation et de toilette qui marquaient les étapes chez les autres. Les robes sombres et étriquées de l’adolescente s’allongèrent insensiblement, ses beaux cheveux qui pendaient sur ses épaules en nattes souples et brillantes prirent un arrangement moins enfantin et beaucoup plus disgracieux, elle tint plus souvent baissées ses longues paupières et instinctivement n’accompagna plus Perrine dans ses courses de ménage, ce fut tout. Elle était devenue grande et belle que personne, à Damper, n’avait paru s’en apercevoir, et, de cette jeune fille sérieuse, d’une timidité farouche, personne ne s’était rapproché.

Jusque-là elle avait peu souffert d’un isolement qui était entré dans ses habitudes ; mais dans ces pénibles jours il lui parut amer d’être seule, et l’isolement s’appela pour elle d’un nom plus triste : abandon.

Quand, l’enterrement fini, elle rentra dans son appartement, elle repoussa loin d’elle la petite table couverte des instruments qui servaient aux travaux féminins, occupation de la plus grande partie de son temps et, sans avoir le courage de changer de costume, elle s’assit d’un air accablé. Rien ne troublait le silence autour d’elle, on n’entendait que le bruit sec et régulier d’une horloge placée dans la chambre voisine qui était celle du mort. Chaque fois que le marteau de fer résonnait durement sur le timbre, Fanny tressaillait de tout son corps et puis pressait son front glacé de ses deux mains. Un moment, en relevant la tête, ses yeux plongèrent au-dessous d’elle sur la place. Elle recula vivement sa chaise, mais continua de suivre de l’œil les personnes qui avaient attiré son attention. La vue de ces deux promeneurs, on le voyait, changeait le cours de ses pensées. Charles Després était là et une expression nouvelle se peignit sur le visage de la jeune fille, mais sans le désassombrir. De sa mémoire, engourdie en quelque sorte pendant ces heures funèbres, avait jailli un souvenir, celui des paroles prononcées par son tuteur la veille de sa mort. Ce qu’elle avait éprouvé de surprise, de saisissement, n’est pas facile à dire. L’affection que lui portait M. Doublet ne se montrait pas tous les jours ; d’épanchements il n’en avait jamais été question entre eux. Il la traitait toujours en enfant et pour elle ne dérobait pas une heure aux affaires qui l’absorbaient. Un lien puissant et invisible forgé par le dévouement, la reconnaissance et l’habitude, avait uni ces deux cœurs et il y avait eu déchirement quand la mort l’avait brisé ; mais entre ce cerveau d’homme de loi tout plein d’articles du code, de formules judiciaires, de papier timbré et ce cerveau de jeune fille où éclosaient naturellement les fraîches pensées, il n’existait aucun moyen de communication.

Elle avait donc été profondément touchée en l’entendant exposer le plan qu’il avait formé pour son avenir, plan qui répondait à un sentiment intime si bien enseveli encore au fond de son propre cœur qu’elle se l’était à peine avoué à elle-même. Comment s’y était-il introduit, elle l’ignorait, et pourtant rien n’était moins surprenant. Une seule personne avait mis le pied dans ce qu’on pouvait appeler relativement l’intimité du vieux notaire, c’était Charles Després. Il était le fils de celui envers lequel M. Doublet croyait avoir une injustice à réparer ; son esprit souple, insinuant, doué parfois d’une merveilleuse lucidité et qui trouvait son chemin dans les affaires les plus embrouillées, plaisait au vieux notaire et il voyait en lui son futur successeur, c’est-à-dire le maître à venir de cette étude, être abstrait, auquel il avait voué un véritable culte. Si Charles était cela pour le tuteur, il était de plus le seul être jeune, aimable et intelligent, qui approchât de la pupille. Sans être beau de la beauté de ses frères, il avait ce genre nerveux presque maladif qu’on est convenu d’appeler intéressant, il était soigné dans son extérieur, c’était l’élégant, le fashionable de Damper, et son esprit captivait. Or il n’aimait rien tant qu’à faire parade de son esprit plus brillant que profond, plus fin qu’élevé. Son orgueilleuse nature n’admettait jamais l’effacement. Dans une société d’hommes, il tranchait sur la masse par la vivacité de son intelligence servie par un aplomb imperturbable et une très-grande facilité d’élocution ; devant les femmes quelles qu’elles fussent et quelque modéré que fût son désir de leur plaire, il se montrait gracieux, empressé et toujours spirituel. Il avait tout un arsenal de regards éloquents, de phrases adroites, de compliments voilés, qui le rendaient fort agréable ; il savait parler et se taire, paraître à propos et disparaître pour se faire désirer, et puis, l’effet produit, sa supériorité imposée et reconnue, il n’y pensait plus.

Il avait été pour la pupille de son patron ce qu’il était pour toutes les femmes ; mais Fanny dans son ignorance profonde du monde avait subi sans défiance, sans arrière-pensée, avait pris au sérieux son amabilité banale. C’était avec une joie bien franche qu’elle voyait venir de loin les jours désignés à l’avance, où son tuteur lui disait : « Il faudra mettre demain un couvert de plus, Fanny, Charles Després dînera avec nous. » Il y avait trois ans que cette rêverie alimentait son imagination. C’était long pour un rêve et on pouvait craindre qu’elle ne finît par placer son bonheur en ce monde dans le changement de ce rêve en réalité.

Maintenant que la prévoyance de M. Doublet avait brusquement tiré le voile tendu sur la situation et changé le vague espoir en une grave question d’actualité, la vue de celui auquel son tuteur avait en quelque sorte lié sa destinée lui faisait naturellement éprouver une certaine émotion et elle l’examinait avec un double intérêt. En ce moment ceux qui l’entouraient rendaient plus saillants ses avantages physiques, l’aisance de son maintien, l’élégance de sa taille, la distinction de sa démarche. Les frères et les neveux de M. Doublet, de bons campagnards de l’aspect le plus vulgaire, deux ou trois jeunes gens de Damper, parmi lesquels comptait René Bonnelin, le second clerc, lui formaient un cortège qui le faisait brillamment ressortir. Toutefois dans la différence qui paraissait exister entre René et lui, il y avait peut-être une illusion d’optique, et, regardés de près, les deux clercs auraient pu produire une impression qui eût été au désavantage du jeune Després. À ses traits d’une délicatesse un peu féminine, à l’expression indécise, inquiète de sa physionomie, on aurait pu préférer les traits irréguliers, mais nobles et bien caractérisés de René, l’expression énergique et réfléchie de sa physionomie. Mais ainsi, vus de cette distance et sous cet aspect, il n’y avait pas de comparaison possible. Les habits étriqués de René s’accommodaient mal avec l’ampleur de ses formes et nuisaient à l’aisance de sa tournure plutôt hardie qu’élégante.

Aussi les yeux de Fanny ne quittaient pas Charles qui semblait tout absorbé dans la conversation dont il tenait évidemment le dé, et elle n’avait pas un regard pour René qui marchait silencieux à ses côtés et dont les yeux se tournaient sans cesse vers la maison de son patron, comme pour en explorer la façade. Le cours de ses réflexions fut soudain interrompu par un léger coup frappé à la porte. Elle n’attendait personne et elle répondit machinalement : « Entrez. » Ce fut madame Després qui entra.