P. Brunet (p. 30-42).


III


Pour arriver chez le notaire Doublet, M. Després et son fils eurent à traverser deux rues étroites et mal pavées au milieu desquelles une traînée de boue grisâtre remplaçait, dans les temps secs, le ruisseau épais qui y coulait lentement l’hiver. Ces rues aboutissaient à une petite place qu’on avait glorieusement baptisée du nom de place Louis-Philippe, lors des fameuses journées de Juillet de l’année 1830. Depuis, cette place était devenue le Forum de Damper. Au mois de mai 1848 on y avait solennellement planté, au bruit de la fanfare des pompiers jouant la Marseillaise, un arbre de la liberté tout frais arraché de la forêt voisine. La transplantation lui avait si peu réussi, qu’il n’était plus qu’un bâton desséché au moment où les mains zélées qui l’avaient fait introduire entre les pavés irréguliers se préparaient dans l’ombre à l’en faire sortir. On trouva généralement que le pauvre plant aussi languissant que séditieux avait aussi bien fait de ne pas reverdir et d’être mort de sa belle mort. Il disparut de la place sans que personne autre qu’une vieille femme de la campagne y prit garde. Les jours de marché elle avait l’habitude d’y attacher son âne dont l’humeur était difficile et elle regretta beaucoup ce piquet qui lui permettait d’isoler l’animal quinteux.

Autour de cette place s’élevait, ce qu’on appelait à Damper, les édifices publics : l’hôtel-de-ville, une vieille maison moyen-âge, contre les fenêtres de laquelle les araignées tissaient fort tranquillement leurs toiles ; le collège communal, un grand bâtiment moderne de l’aspect le plus commun ; la halle et la justice de paix, l’une portant l’autre, et enfin l’église. Ce dernier édifice effaçait naturellement tous les autres. La vieille église avec ses fenêtres à menaux flamboyants, ses contre-forts ornés de flèches, son portail sculpté, sa tour élancée, était le seul et véritable monument de la ville de Damper. Elle faisait son ornement depuis des siècles, et le siècle nouveau n’avait rien bâti qui lui fût comparable.

Sur la place et dans les rues avoisinantes, les rez-de-chaussée étaient convertis en boutiques du plus modeste aspect. Deux maisons seulement faisaient exception et contre celles-là brillaient les panonceaux dorés. Charles et son père se dirigèrent vers la plus humble. Une vieille femme, dont la figure semblait recouverte par le plus jaune des parchemins contenus dans les cartons de son maître, leur dit sans attendre de questions que M. Doublet était au plus mal, qu’il ne passerait pas la semaine, et, tout en répétant les suppositions du médecin et ses propres oracles, elle les précéda dans le corridor sombre. Ils avaient à peine fait quelques pas que Charles l’arrêta en lui mettant la main sur l’épaule.

— Je ne viens pas aujourd’hui pour travailler, Perrine, dit-il, je viens avec mon père pour voir M. Doublet. Est-ce qu’il ne voudrait pas nous recevoir en ce moment ?

— M. Doublet est là, répondit Perrine en levant les yeux au ciel. Le papier ne lui a-t-il pas toujours tourné la tête. Il ne restera dans sa chambre que quand il sera tout à fait mort, le pauvre homme

— Comment ! il est descendu ? demanda M. Desprès.

— Sur les jambes d’un autre, oui, monsieur. Il est là tout habillé, au lieu d’être bien chaudement sous ses draps. Il n’y a pas eu moyen de le retenir. J’ai fini par dire au médecin et à mam’zelle de le laisser faire. À quoi bon le contrarier ? Si c’est son idée d’aller mourir là, il y ira.

En prononçant ces paroles, Perrine ouvrit une porte sur laquelle le mot « Étude » était imprimé en noir, et les deux visiteurs entrèrent.

On eût dit que tout se passait comme à l’ordinaire dans le triste et silencieux appartement où l’on respirait une forte odeur de papier vieilli.

Outre le saute-ruisseau, un gamin à la mine éveillée qui, tout en écrivant, regardait sournoisement vers la place, il y avait deux clercs. L’un était jeune homme, de haute taille au teint foncé, à la figure pensive. Son extérieur était soigné, bien qu’il fût assez pauvrement mis, et il feuilletait machinalement un volumineux dossier, qu’il regardait beaucoup moins que le bureau du fond, vers lequel son regard expressif semblait invinciblement attiré. L’autre, beaucoup plus âgé, était un pauvre diable râpé, graisseux, qui avait fait la sottise d’abandonner sa charrue pour venir gagner dans ce morne réduit de maigres appointements qu’il aurait pu gagner en travaillant et joyeusement en plein air. Il lisait avec recueillement les pages volantes et timbrées étalées devant lui dans un ordre rigoureux. Au fond de l’appartement, assis dans son fauteuil de cuir, devant le large bureau surmonté d’une bibliothèque dont les rayons pliaient sous les épais volumes de jurisprudence et les cartons verts convenablement gonflés, se trouvait le notaire, c’est-à-dire un squelette habillé, voulant se donner l’air de vivre. Le pauvre homme avait revêtu la culotte grise, le gilet de drap noir à revers, la redingote au collet droit et large qui formaient sa toilette de maison et de rue ; il avait voulu qu’on plaçât dans ses solides souliers à lacets les pieds débiles qui ne pouvaient plus le soutenir, et il s’était coiffé de la casquette plate qui, depuis bien des années projetait l’ombre de sa longue visière sur un visage d’une laideur extrême, mais sur lequel, après examen, on découvrait une sorte d’intelligence patiente qui en atténuait la vulgarité.

Il était là, la figure livide, les yeux pleins de fièvre, les lèvres desséchées par le soufle brûlant qui sortait de sa poitrine oppressée. Ses mains tremblantes ne pouvaient plus tenir la plume, son regard affaibli était incapable de se fixer sur un objet ; mais il était là à son poste, dans ce coin obscur de son étude où s’était passée la plus grande partie de sa vie.

Autour de lui tout suivait son cours ordinaire, puisque les clercs, moins Charles, étaient à leur besogne ; mais la présence d’un sixième personnage venait révéler que quelque chose d’anormal se passait.

À quelques pas derrière le fauteuil du vieillard, appuyée contre la boiserie sombre et soutenant dans ses mains un bol de faïence bleu d’où s’échappait une légère vapeur, une femme se tenait debout. Un rayon qui trouvait un passage de hasard à travers un petit carreau fraîchement replacé dans la fenêtre poudreuse, mettait en lumière sa tête et la partie supérieure de son buste, et son immobilité était telle, qu’une personne arrivant du dehors eût pu croire un instant qu’elle avait un portrait devant les yeux. C’eût été un rayonnant portrait.

Et vraiment les distractions du clerc aux cheveux bruns s’expliquaient.

Cette figure de femme avait une grande pureté de ligne, une grande délicatesse de contours. La toilette était misérable ; mais la jeunesse dans sa sève et la beauté dans sa fleur peuvent, à la rigueur, se passer des agréments de la toilette. Une tristesse indicible était peinte sur les traits de la jeune fille, dont les grands yeux veloutés ne quittaient pas le moribond. Ce beau visage sans larmes, dont les frémissements révélaient qu’il coulait des larmes intérieures, faisait mal à voir. À l’entrée de MM. Després, la statue s’anima. Quittant sa pose accablée, la jeune fille releva la tête et se pencha en avant.

— Tuteur, voici M. Després, dit-elle.

Le notaire ouvrit les yeux.

— À boire ! fit-il.

Elle s’approcha tout près de lui et fit couler entre ses lèvres quelques gouttes de la tisane qu’elle portait.

— C’est bien, reprit le malade en essayant de se redresser, je me sens mieux. Bonjour, Charles ; bonjour, Després ; Fanny, dis donc à René, à M. Jacques et au petit Jules qu’ils peuvent aller faire un tour, je veux être seul un moment.

La jeune fille posa le bol sur le bureau, et, après avoir rendu silencieusement le salut que lui adressaient les deux visiteurs, elle alla s’acquitter de sa commission.

Les clercs obéirent sur-le-champ, et elle revint reprendre son poste derrière le fauteuil du vieillard.

— Comment vous trouvez-vous, Doublet ? avait demandé M. Després en s’asseyant en face de lui.

— Mal, très-mal, aussi mal que possible.

— Alors, vous avez eu tort de quitter votre chambre ; quand on souffre, on ne travaille pas.

La tête de M. Doublet oscilla sur l’oreiller contre lequel elle s’appuyait.

— Travailler ! dit-il, je n’ai plus la prétention de travailler, je crois bien que mon dernier acte est fait, mais…

Il se tut, son regard fit lentement le tour de l’étude, monta vers le plafond jauni où se voyait autant d’argile que de plâtre et sur lequel ces écorchures traçaient les plus capricieuses arabesques et les figures les plus fantastiques, et il ajouta d’une voix faible, quoique parfaitement distincte :

— Mais je ne me trouve bien qu’ici. C’est ici que j’ai passé ma vie. Dans ce coin où je suis en ce moment j’ai copié mes premières minutes, il y a de cela longtemps, bien longtemps. J’avais quinze ans, j’étais pauvre et chétif, je n’aurais pas osé penser qu’un jour j’achèterais l’étude, et pourtant ce jour-là arriva. Le père de Fanny, qui était riche alors, m’avança les quinze mille francs nécessaires sur ma seule parole, et dix ans après j’étais quitte envers lui. Si j’avais encore vécu quelques années, je serais mort content. Sans faire tort aux enfants de mes frères, j’aurais laissé une fortune à Fanny.

— Oh ! ne vous occupez pas de moi, dit la jeune fille tristement.

— C’est cependant de toi que je m’occupe le plus, mon enfant. En t’adoptant après la mort de ton père, j’ai voulu reconnaître les services qu’il m’avait rendus et contribuer à ton bonheur en ce monde. Je meurs trop tôt, trop tôt pour toi. Au commencement j’avais tant de charges, l’étude à payer, une famille à soutenir, il fallait y regarder de près et ta vie n’a pas été agréable. Ne me dis pas le contraire, j’ai été jeune aussi sans que cela parût. J’étais si seul et si pauvre, que personne n’y prenait garde. Le travail m’a consolé. Mon étude est, après toi, ce que je regrette en ce monde. Et c’est pour vous parler de mon étude que je vous ai fait appeler, messieurs.

Il se tourna vers M. Després et lui dit :

— Vous êtes généreux, Després, vous m’avez toujours dit que vous ne me regardiez pas comme responsable de l’injuste partage fait entre les biens de celui dont votre père et le mien ont hérité dans le temps.

— Et je le dis encore, dit vivement M. Després. Que votre père ait abusé de l’influence qu’il avait sur l’esprit du grand-oncle et se soit fait donner le gros lot, c’est parfaitement prouvé ; mais je vous ai toujours regardé comme très-innocent de la chose et comme d’autant plus innocent qu’en définitive vous n’avez jamais joui de cette fortune-là, puisqu’elle était mangée avant votre naissance.

— Je ne dis pas ; mais vous ne vous en êtes pas moins montré généreux, et j’ai toujours eu l’intention de réparer, pour vos enfants, l’injustice commise par mon père. Charles connaît toutes les affaires importantes de l’étude, celles qui sont en suspens ; je ne veux pas qu’un ignorant ou un maladroit y mette les mains, il me semble que j’en serais malheureux, même dans l’autre monde. Donc je lui laisse mon étude par testament, et je n’y mets qu’une condition, c’est qu’il épousera Fanny si cela lui convient et à elle aussi.

À ces paroles inattendues, les joues blanches de Fanny s’empourprèrent.

Charles, sans oser la regarder, voulut balbutier un remercîment.

— Ne me remerciez pas, interrompit le notaire, j’ai voulu assurer l’avenir de ma pupille et me donner un bon successeur, voilà tout. Je sais que vous vous convenez et j’aurais voulu vivre assez pour vous voir mariés ; mais j’ai été frappé trop subitement. Enfin vous arrangerez cela plus tard, quand je serai mort, ce qui ne tardera pas. Maintenant aidez-moi à remonter. Je le sens, je n’en aurais pas la force.

En prononçant ces dernières paroles, il s’affaissa épuisé sur son fauteuil.

M. Després et Charles le portèrent en toute hâte dans son appartement où, à peine arrivé, il perdit tout à fait connaissance, et, l’abandonnant aux soins de Perrine et de Fanny, ils sortirent.

Ils firent quelques pas en silence, et M. Després, s’arrêtant soudain :

— Doublet t’avait-il fait pressentir qu’il te léguerait son étude à cette condition ? demanda-t-il.

— Jamais, mon père, j’en suis encore tout abasourdi.

— Cette petite Fanny te déplaît-elle ?

— Je n’en sais rien, je n’ai jamais pensé à elle, de cette façon du moins.

— Il faudra réfléchir à cela, Charles ; le pauvre homme n’en a plus pour longtemps.

— J’y réfléchirai, répondit Charles dont la figure s’était singulièrement assombrie.

En ce moment René le frère de Mélite, qui traversait la place, les rejoignit. Pendant un quart d’heure environ ils causèrent de l’état désespéré de M. Doublet, auquel le médecin n’accordait plus que quelques jours de vie.

Et quand le sujet de conversation changea, Charles salua et s’éloigna.

Alors on eût pu voir s’effacer une ombre qui apparaissait derrière une des fenêtres de la maison du notaire, et, si la chambre sourde avait eu de l’écho, un soupir mal étouffé fût parvenu aux oreilles du jeune homme, qui s’éloignait tout songeur sans avoir pendant cette longue halte levé une fois les yeux vers la façade grise.

Le lendemain matin le petit saute-ruisseau se présentait chez M. Després avec une figure contractée qu’il essayait de rendre dolente. Son patron, qui, comme de coutume, s’était fait habiller et porter dans son étude, venait d’y expirer.